Comment j'ai tué mon père : L'analyse
Cinéma

Comment j’ai tué mon père : L’analyse

Thriller et psychanalyse: beau mélange pour qui sait s’en servir. ANNE FONTAINE a réussi un film finement sculpté, bien écrit et joué avec talent. Rigoureux.

Si on cherchait un remplaçant à Claude Chabrol, maître vieillissant du suspense bourgeois français, on pourrait regarder du côté d’Anne Fontaine. Cette cinéaste, ex-danseuse et comédienne, distille ce genre de poison. Et dans son dernier film, il n’y a pas grand-place pour la faiblesse. En commençant par le titre: Comment j’ai tué mon père

Dès le titre, en effet, le ton est donné: à la fois choquant, précis et freudien. Fontaine ne lâche pas la garde; et tout le film se déroule avec rigueur, sans peur de l’économie de mots, sans peur des grandes pointures que sont les acteurs, ni du glacé des images, ni de la précision des plans, et encore moins du propos psychanalytique. Les métaphores dans la métaphore sont parfois suffocantes, mais ne manquent pourtant pas de subtilité. Au début du film, Luc (Charles Berling), médecin spécialisé en gérontologie, se voit récompensé dans le jardin de sa belle demeure versaillaise. Il est comme un roi en son domaine. Il est riche, il a sa clinique, il est marié à Isa (Natacha Régnier), parfaite, blonde et délicate; il a une maîtresse brune et sensuelle (Amira Casar) et il entretient son frère Patrick (Stéphane Guillon), un loser qui accepte d’être le chauffeur de son grand frère au lieu de faire l’artiste. Dans cet univers parfaitement huilé, et au moment de cette garden-party, débarque après plusieurs décennies d’absence le père, Maurice (Michel Bouquet). Lui aussi est médecin, mais de brousse en Afrique; lui aussi est froid, manipulateur et séduisant. On ne saura pas pourquoi il a abandonné sa famille, ni pourquoi il est revenu. Mais son arrivée fait sauter le jeu de cartes.

L’enjeu est simple: comme dans Nettoyage à sec, le film qui a fait connaître Anne Fontaine, on est en présence d’un ordre bouleversé à l’arrivée d’un élément extérieur. Mais Nettoyage à sec était bancal, mal fini comme une ébauche. Là, le ton ne faiblit jamais; comme si on avait poussé tous les pistons à leur maximum. On est mené en bateau dans un univers dont on questionne même l’existence… En fait, on pense parfois à David Lynch qui lui aussi construit des mondes parallèles à partir de métaphores. Sommes-nous bien à Versailles, ville-musée vide de touristes et d’habitants? L’arrivée de ce vieil homme est-elle réelle? Toute cette construction pourrait n’être qu’une belle crise existentielle d’un bourgeois angoissé, et cela fonctionnerait tout autant. Peu importe, l’intrigue reste angoissante. Et par tous les moyens, on s’aventure dans le complexe d’Odipe, la difficulté d’accepter que l’on puisse ressembler à ses parents, et que l’amour filial n’est pas une évidence congénitale: Charles Berling s’occupe de personnes âgées, et agit comme le père de son père; il manipule sa femme pour ne pas avoir d’enfants; il regarde comme un anthropologue l’enfant de sa maîtresse, et les parents de la pute qu’il suit un soir. Et sa rage augmente quand il s’aperçoit que son père a choisi un autre fils. Bref, on nage en plein bain psychanalytique. Nous aurions été dans un Hitchcock, les tableaux de Dali n’auraient pas été loin.

Le déroulement parfait de ce thriller venimeux est dû à la bonne chimie entre le scénario et la mise en scène. Le scénario a été co-écrit par un des meilleurs qui soit, Jacques Fieschi, scénariste entre autres de Sautet (Nelly et Monsieur Arnaud, Un coeur en hiver), de Benoît Jacquot (L’École de la chair, Sade) et du très complexe et surprenant film d’Assayas, Les Destinées sentimentales: économie de mots, qui tombent alors comme des couperets, et ligne narrative fine et droite qui nous mène par le bout du nez, sans que l’on sache discerner le sympathique de l’ordure. Du grand art. Et ce canevas prend forme dans un style taillé sur mesure, qui aurait la précision d’une architecture chez Greenaway: plans nets, déplacements subtils et cadres qui s’attardent sur les visages silencieux, les sourcils froncés et le rictus de Bouquet.

Pour les acteurs, enfin, Comment j’ai tué mon père devient un plaisir de spectateur. De spectateur de théâtre. Car une pièce se joue, et c’est du théâtre classique: sous les apparences parfaites, ça grouille d’humanité glauque et insatisfaite. Très Versailles. Michel Bouquet, formidable comédien et acteur des années 70, a gagné le César du meilleur acteur pour le rôle de Maurice. Il est troublant à souhait, arborant avec un même hermétisme, et parfois dans la même scène, le masque du parfait salaud, comme celui d’un homme vieux, démuni et troublé. Troublant.

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