Far From Heaven : Mélo
Cinéma

Far From Heaven : Mélo

Un grand mélo qui fait une pirouette de 50 ans en arrière pour démasquer les faux-semblants de la société. Brillant.

C’était quand, la dernière fois où vous vous êtes assis dans une salle avec l’envie pressante que le film commence, et qu’en sortant, vous vous sentiez à la fois ravi de votre intuition et de l’aventure? L’effet n’est pas courant. Entendons-nous, l’attente ne sera pas la même pour tout le monde. Ceux qui n’ont rien à faire du cinéma de Todd Haynes ou que le cinéma des années 50 laisse froids n’auront aucune sorte de frisson. Pour les autres, c’est du petit lait. Le type qui a réalisé en 1991 Poison, un brûlot sur la violence et la sexualité, Velvet Goldmine et surtout Safe, fiction suffocante dépeignant un monde malsain, avec Julianne Moore, confirme son talent de cinéaste original et habile. Sa dernière création, Far From Heaven, est un film brillant, à plusieurs niveaux.

Quand le Californien Todd Haynes, 41 ans, arrive avec un film inspiré d’une des meilleures productions de Douglas Sirk (All That Heaven Allows, 1955), réalisé à la façon de Sirk, et qu’on est à la fois ému et interloqué en 2002, on se demande ce qui se passe. On a beau aimer le cinéma de l’âge d’or et subir la fascination généralisée pour tout ce qui représente les années 50 américaines, cela ne suffit pas. Voici un retour en arrière qui se sait faux (une scène n’aurait pas passé la censure de l’époque), mais qui joue les codes anciens avec sincérité, sans se moquer. Et par cette honnêteté, il réussit à mettre en valeur des propos universels sur la société, comme sur la représentation de cette société. La pertinence de Far From Heaven est cinglante et envoie aux oubliettes notre sens de la parodie.

Le choix de Sirk s’avère une évidence. Douglas Sirk, intellectuel allemand fuyant le nazisme, qui a traduit Shakespeare et mis en scène Ibsen, a été reconnu à Hollywood pour les films les plus mélodramatiquement kitsch et colorés qui soient. D’épais nanars. Romans savon dégoulinants, ses drames avaient la cote auprès du public féminin. Autant dire que Sirk était méprisé par la critique sérieuse. Jusqu’à ce que la Nouvelle Vague française le porte aux nues et reconnaisse en lui un artiste qui a habilement manoeuvré à même les entrailles de la bête. Car ses mélos flamboyants mettant en scène la petite-bourgeoisie sont à la fois des drames touchants et universels, un pied de nez à la société qui occulte toutes pulsions, et un coup de pied au derrière des codes de représentation sociale selon Hollywood (vendre un monde blanc, puritain, raciste, sexiste et homophobe).

L’hommage de Haynes est magnifique. Il ne fait pas briller le style technicolor pour le plaisir, pour la prouesse technique du faussaire. Le malin a utilisé les codes très précis d’un autre malin pour voir si la mise en scène d’autrefois pouvait encore servir de nos jours. La réponse est claire. Cathy (Julianne Moore) est la femme au foyer idéale, celle que l’on voit dans les magazines. Elle a un garçon, une fille et un mari qui a de l’avenir (Dennis Quaid). C’est propre comme une publicité de l’American way of life. Puis tout s’écroule: Cathy surprend son mari dans les bras d’un homme; elle se tourne vers son jardinier, noir (Dennis Haysbert); et la bonne société la conspue. Fin de l’histoire. Le récit peut paraître grossier, la concentration de malheurs exagérée, voire le message trop manichéen (les choix de vie sont restreints quand on est noir, gai ou femme). Mais si on est touché, Haynes a gagné. Il a démontré que le vernis social qui cache les douleurs et les racismes n’a pas tellement évolué en 50 ans.

Et comme Sirk l’avait fait, Haynes s’appuie sur un mélo bien corseté pour peindre les grandes souffrances. Comme si le carcan ultra-sophistiqué de la mise en scène rendait la société plus facile à disséquer. On remarque d’ailleurs que de Pleasantville à 8 Femmes, en passant par l’expressionnisme de The Man Who Wasn’t There, l’on copie l’exagération et non la modération des années 50. On ne refait pas To Kill a Mockingbird. On préfère l’artificiel de la sitcom. Et là, tout y est: robes de Barbie qui vont avec les couleurs du paysage, cheveux en choucroute permanentée, bonne en arrière-plan, repas en famille, bouquet de fleurs, alcool en verre de cristal, enfants sages, importance des intérieurs (salon, bar, hôtel, galerie d’art, cabinet du médecin, etc.) et symbolique des lieux (plan aérien de l’église pour le social, jusqu’à celui, à hauteur d’homme, sur le quai de gare pour l’intime). Tout est dans l’accessoire et le détail. Dans un décor si riche, la caméra se tient sage, mettant en valeur l’inquiétude des enfants, la sournoiserie de la "meilleure" amie (Patricia Clarkson, impeccable), l’angoisse qui torture le visage du père (parfait Quaid) et la décomposition lente mais sûre de l’héroïne. Alors que Sirk poussait le bouchon jusqu’à prendre des icônes plus que des acteurs (Lana Turner, Rock Hudson), Haynes a fait un casting d’enfer avec Moore: outre son jeu, la perfection de ses traits et le sourire de sa bouche en désaccord avec son regard font d’elle la Cathy idéale.

Ce parti pris archaïque peut sembler futile, même coquet, à côté des films actuels réalistes, avant-gardistes ou futuristes. Mais s’il y a ironie de la part de l’auteur, elle est là, dans la vision idéalisée de la société américaine, au coeur de ce faux-semblant, dans des dialogues sincères mais creux, où percent la poésie et l’érotisme sans que les personnages (toujours naïfs) ne s’en aperçoivent. Comme le livre Blonde, de Joyce Caroll Oates, et Auto Focus de Paul Schrader, Far From Heaven est la mise en perspective d’un monde présenté comme merveilleux. Du pop art.

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