Être et avoir / Nicolas Philibert : Leçons de choses
La caméra est dans la classe, sur les petits, les grands, le prof et les parents. Émouvant miroir, pour revoir les étapes où débute la connaissance de soi, des autres et du monde. Pour tous publics.
Comment un documentaire qui débarque à Cannes en douce, l’oeuvre d’un documentariste français respecté, Nicolas Philibert, mais dont les films n’ont jamais attiré plus de 120 o00 personnes en France, dépasse-t-il le million et demi d’entrées? La presse cannoise a parti le bal, et les critiques dithyrambiques n’ont pas faibli depuis. Tout le monde veut l’avoir, dans les écoles comme à l’étranger. Et pourtant, Être et avoir est un film simple, et, selon son auteur, il n’est ni plus abouti, ni si différent de ses précédents.
Tentative de réponse: Être et avoir parle d’enfance et d’éducation, sujets sensibles qui ont le don de nous renvoyer illico à nos propres histoires, à nos choix et nos souvenirs. Être et avoir parle de nous quand on était petit. Avec cette finesse universaliste, intemporelle et donc personnelle qui peut toucher aux larmes. Ici, le ton est précis et léger, et il a le goût des souvenirs d’une France d’après-guerre. S’il fallait retourner en arrière pour chercher des traces, on devrait remonter jusqu’à une fiction, La Guerre des boutons. Parce que Philibert a planté sa caméra dans une classe unique (de la maternelle à la fin du primaire), dans un petit village d’Auvergne; un village de 200 âmes, des paysans pour la plupart. Parce qu’on y retrouve l’isolement de la campagne, la rudesse et la liberté qui vont avec. Parce que, comme Yves Robert avant lui, il a réussi à montrer l’insouciance, mais aussi les tourments de l’enfance. Et parce que la matière première, l’humain, y est traitée avec l’intelligence, le sens du partage et la générosité légèrement désespérée de ce cher Yves Robert.
Journées portes ouvertes
Dans la classe de ce fabuleux instituteur, Georges Lopez, tendre et sévère, on nous donne en cadeau les répliques coquines de Marie, le mutisme angoissé de Nathalie, l’assurance de Julien, les larmes d’Olivier, et les mains sales de Jojo. On a les regards des élèves qui ont oublié la caméra. Julien fait son devoir de maths entouré de ses parents qui se creusent les méninges. Olivier a le coeur qui se déchire devant la maladie de son père et Jojo se rend compte que l’infini, ça peut faire long… On a droit à une année en raccourci, entre la séparation d’avec maman pour les petits, l’entrée au secondaire pour les grands, et un prof de 55 ans qui voit la retraite arriver, comme le port pour un amoureux de la mer.
C’est quoi l’idée de faire un film avec ça? Alors que le monde de l’éducation a mauvaise mine dans l’actualité – profs exténués, manque de sous, enfants-tyrans, violence et vocation qui s’érode? "Les idées ne me surgissent pas clé en main. J’avais les désirs superposés de faire un film sur le milieu rural et sur l’apprentissage de la lecture, explique Philibert. Je ne voulais pas parler d’éducation, ni trouver un modèle. De toute façon, ç’aurait été un mauvais exemple: il y a entre 7000 et 8000 écoles comme ça en France, et ce type d’école minoritaire est appelé à disparaître. Je ne voulais pas non plus faire un catalogue de ce qu’on fait à l’école – et dans cette classe, on enseigne aussi la musique, l’anglais, l’informatique et les arts plastiques. Je voulais essayer de montrer combien il est difficile d’apprendre et combien c’est lent et dur de grandir. Montrer le versant de la peur et des angoisses enfantines; et peut-être aussi montrer le thème de la séparation. Grandir, c’est laisser derrière soi." Philibert, avec ses cheveux drus, ses yeux clairs et ronds, et un sourire perpétuel, ressemble lui-même à un gamin, le genre dissipé à la voix douce. Il y a de l’honnête dans le bonhomme: "Le documentaire, comme je l’entends, est une grande liberté. Et sa fragilité stimulante me pousse à donner le meilleur de moi-même. C’est pour ça que je ne fais pas de fiction. Je ne veux pas plier la réalité pour illustrer le message. Mais être disponible ne veut pas dire être passif: je mets en scène. Alizé qui se perd dans les champs ou Jojo que l’on pousse vers l’infini, ce sont mes demandes. Mais ces scènes n’ont de sens que si elles sont plausibles, que si elles avaient pu se passer de moi."
Manuel de savoir-vivre
Du givre hivernal aux insectes de la fin juin, il est resté sept mois à Saint-Étienne-sur-Usson. Il est entré dans l’intimité d’une communauté qui a autre chose à faire que de parader devant un objectif. Il fallait mettre cartes sur table: "Je voulais une classe avec peu d’enfants; que tous aient une chance d’être identifiés. Mais j’ai dit aux parents que les enfants ne seraient pas tous égaux au montage; et que la salle de montage serait ouverte à qui le veut; mais qu’on ne pourrait pas non plus m’influencer." Il a fallu cinq mois de montage pour extraire l’essence de cette année dans la classe, dans les champs, dans les regards sans paroles. Philibert a cette acuité. Il sait regarder les autres (revoir Le Pays des sourds), comme ceux qu’il admire, Claire Simon, Raymond Depardon, Agnès Varda, Jean Rouch, Chris Marker, Kiarostami et Louis Malle. "Mon film s’inscrit dans une logique: comment fait-on pour vivre ensemble? En collectivité, comment reconnaître l’autre dans sa différence? Faire avec le désir des autres, on apprend ça à l’école…"
Et par la synthétique forme d’un film, remontent de l’enfance l’énormité des insultes, les poids de la peine. L’encouragement d’un prof pouvait flotter longtemps, et les journées n’en finissaient plus de finir. C’est un petit bout de début de vie qui revient à la surface. Quand, dans la détresse d’une mère qui trouve sa fille trop secrète et mal armée, on comprend aussi que la réponse du prof sera lourde de conséquences. Que tout ne tient qu’à quelques mots. À une poussée dans le dos.
On n’a pas tous mené les vaches à l’étable après l’école, et nos enfants encore moins, mais on comprend tout quand même. Sur la vie courte et pas facile, sur l’effort à fournir, le travail bien fait, sur les sentiments fugaces, sur la magie d’apprendre. Sur les ultra-fragiles courroies de transmission.
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