L’année en cinéma : Envoyez les clowns…
À l’heure des bilans, l’année se conjugue de bien des façons. Déclinaison.
Plusieurs manières de voir l’année 2002 en ciné. Il y a la façon comptable: un Scorsese qui tardait à la livraison, deux Soderbergh maigrichons, deux Spielberg rouleaux compresseurs. Il y a la comptabilité comparée: un mauvais Morin (Opération Cobra) et un bon Morin (Le Nèg’); un chanteur qui joue (Eminem) et une chanteuse qui coule (Madonna). La façon surprise: un outsider frais et désinfectant (Québec-Montréal) rapporte de l’argent et un gros missile aveugle (Séraphin, Un homme et son péché) en rapporte aussi. La façon canadienne: miser sur la recette populaire américaine pour créer une identité commune au Canada (Men with Brooms) et se retrouver Gros-Jean comme devant avec l’énorme succès du premier film en inuktitut, Atanarjuat. On peut aussi choisir l’évidence définitive: I Am Sam, c’était nul. L’Odyssée d’Alice Tremblay, c’était nul. Les Dangereux, c’était nul. Aussi nul que la mort de James Coburn, de Raf Vallone et d’Yves Robert. Il y a les films de 2001 qu’on a vainement attendus en salles en 2002, tels Et là-bas, quelle heure est-il? et De l’eau tiède sous un pont rouge, et plein de petits bouts qui trottent en tête… Un repas amoureux dans un container finlandais (L’Homme sans passé, vu en festival et qui sera en salles en 2003); la rudesse hardie d’Emmanuelle Devos (Sur mes lèvres); le générique de fin d’Astérix et Obélix, Mission Cléopâtre; un type accroché à son volant qui accepte que sa femme lui dise qu’elle l’aime (Lantana); une course nue sur les glaces dans Atanarjuat; une bougie dans le derrière dans Dog Days; la définition de "mourir de trouille" selon The Ring; et des idéogrammes qui s’envolent dans Spirited Away. Et à jamais le ballon-Arafat qui flotte dans Intervention divine; la gueule déconfite de Charlton Heston dans le film de Michael Moore; et le regard attentif de Jojo-les-mains-sales sur son prof, dans Être et avoir.
L’ironie en moteur
Si l’on fouine du côté des orientations, passé les envolées guerrières du début de l’année de Black Hawk Down and Co., la parodie, le cynisme, l’ironie et le rire ont frappé fort, portant un coup à la candeur moribonde, crachant sur toutes les bêtises qui bougent: de The Royal Tennenbaums à Adaptation, en passant par Le Nèg’, Punch Drunk Love, About Schmidt, Intervention divine et Bowling for Columbine, c’était l’année des forts en gueule, des mieux vaut en rire que d’en pleurer, des intelligents tourneurs en ridicule, de ceux qui veulent secouer les puces. Et c’est toujours l’arme du rire qu’on utilise devant les absurdités. Jacques Tati a d’ailleurs repris du galon et s’est fait de nouveaux fans cette année, et on commencera 2003 avec une copie neuve du Dictateur de Chaplin. Envoyez les clowns, encore et encore. Même l’innocence que l’on croyait accrochée aux années 50 a pris une baffe avec 8 Femmes, Far From Heaven et AutoFocus (début 2003).
À côté, Aki Kaurismaki avec son Homme sans passé ressemble à de la vodka pure, sans glaçons; et Le Fils des Dardenne, à un billot de bois non souillé. Costa-Gavras avec Amen se fossilise, aussi outsider que Perrin et Le Peuple migrateur. Plus elle est rare, plus on prend la franchise en cadeau. La simplicité éclate, évidemment. Cette année, les brillants esprits ont fait de fabuleux effets de manches, mais on est resté coi devant les bouffées d’émotion. Tiens, celles-ci sont féminines et courageuses. Féministes donc: 3 Princesses pour Roland, Chaos, Reines d’un jour. Du grand cinéma. Et Samira Makhmalbaf, 22 ans, qui redonne l’espoir d’un cinéma afghan. Quel culot. On pourrait y ajouter cet Espagnol endiablé d’Almodovar, parce qu’il est d’une formidable tendresse et qu’il parle d’amour avec une intelligence qui transgresse les genres. Don Pedro, pour les intimes. Des mois après tout le monde, sa splendeur de film, Hable con ella, se reçoit comme un cadeau de Noël.
Rêvons peu, regardons bien: ces expressions souriantes du désespoir ne sont que des hoquets artistiques face aux autoroutes de la ciné-industrie. Rien de nouveau dans la salle. On tourne encore en 35 mm, mais on ne sait pas jusqu’à quand. Et on veut faire des sous. Harry Potter, 007, Minority Report, Star Trek, Star Wars, Spider-Man, Austin Powers, Men in Black et autres Lord of the Rings tirent comme des Grosses Bertha, difficiles à éviter. Mais le coup qu’on n’avait pas vu venir, et qui aurait pu être fatal, c’était de tomber amoureuse d’Adam Sandler dans Punch Drunk Love. On a réussi à se ressaisir à temps pour les fêtes de Noël, non, d’Hanouka, non… whatever. Bon cinéma, à l’année prochaine.
Top 10
Bloody Sunday, de Paul Greengrass
Bowling for Columbine, de Michael Moore
L’Emploi du temps, de Laurent Cantet
Être et avoir, de Nicolas Philibert
Far From Heaven, de Todd Haynes
Le Fils, de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Hable con ella, de Pedro Almodovar
Intervention divine, d’Elia Suleiman
Punch Drunk Love, de Paul Thomas Anderson
Spirited Away, de Hayao Miyazaki