Hable con ella : Le goût des autres
Cinéma

Hable con ella : Le goût des autres

Un film qui parle de vie, de mort, de désir et d’amitié avec autant de simplicité et d’intelligence, et qui réussit la concordance entre forme et fond: c’est du grand cinéma.

Tout ce qu’on pourra dire sur ce film sera redondant. Les mots ne serviront pas à grand-chose, et surtout pas à éclairer ce chef-d’oeuvre, autosuffisant comme toutes les grandes choses. Écrivons quand même, pour le plaisir d’en parler. Et puisque c’est Noël, pour celui de partager. Et aussi parce que c’est le sujet du film. Quel cadeau! On pensait qu’après Todo sobre mi madre, il en faudrait beaucoup pour satisfaire des émotions déjà si bien comblées. C’est idiot, c’est humain, on s’attend toujours à mieux. Mais quand le mieux s’avère 10 fois mieux, plus question de prendre des mesures, faut juste se laisser porter. Pedro Almodovar, le cinéaste espagnol le plus reconnu après Luis Bunuel, fait le tour de la planète depuis le printemps 2002 avec son 26e film, Hable con ella, numéro un perso au top ten de l’année. Sortie obligatoire au cinéma.

Benigno (Javier Camara) est infirmier dans une clinique. Il s’occupe exclusivement d’Alicia (Leonor Watling), jeune danseuse dans le coma depuis quatre ans, dont il est amoureux. Marco (Dario Grandinetti) est journaliste argentin scotché à Madrid, fasciné par Lydia (Rosario Flores), une femme torero qui, encornée par un taureau, va elle aussi tomber dans le coma. Les deux femmes sont dans la même clinique. Après, c’est une série de ballets. Un ballet d’avant-garde, comme celui de Pina Bausch en ouverture avec son Café Müller, qui met d’emblée la barre haute au niveau des exigences, de la beauté et de la souffrance. Puis un ballet sensuel et douloureux d’une femme et de son taureau dans l’arène sur du Carlos Jobim; et un ballet de plus en plus intime, celui de l’amour qui part, à travers La Paloma chantée par Caetano Veloso. On finira en pas de deux, dans un merveilleux déhanchement, sur l’amour qui redémarre.

Le cinéma d’Almodovar: un art convivial
Facile de mettre l’art de la danse en concordance directe avec le cinéma d’Almodovar. Mais il faudrait aussi ajouter l’architecture et la sculpture; car Don Pedro sait transmettre le relief, le langage du corps et des volumes dans l’espace. Même la musique fait des volutes, utilisée comme matière qui vient toujours donner de l’épaisseur aux sentiments exposés. À travers l’art des formes, Almodovar comprend l’importance des silences, du muet, l’essence même des acteurs. À ce titre, le film muet dans le film, L’amant qui rétrécit, est un concentré de toute l’oeuvre d’Almodovar: voici une vision du monde tout orientée vers l’autre, un composite de sensualité à la fois grave et léger, une approche grivoise et triste de l’humanité, en totale résonance avec la facture soignée et outrancière, telle du Fellini organisé. Et tout y est englobé, dans ce petit film: l’envie de vivre à celle de mourir, l’envie de savoir à celle de fuir, et tout ce qu’on peut faire par amour. Du primordial qui touche en plein coeur et qui renvoie aux oubliettes toutes les imbécillités jamais sorties sur le grand mystère féminin.

Sexy tout court
Ainsi, après Femmes au bord de la crise de nerfs, Talons aiguilles, La Fleur de mon secret, Kika ou Tout sur ma mère, la qualification de "cinéaste des femmes" pour Almodovar se révèle forcément réductrice. Hommes, femmes, taureaux, serpents, il nous met tous dans le même bateau. Pourvu que la tonalité tombe juste, au sourcillement près. Il est cinéaste unisexe, multisexe, polysexe. Au milieu de cette guérilla occidentale et stérile du "He said, She said", des relations hommes-femmes qu’on fouille jusqu’à plus soif, dans cette façon si sectaire de regarder l’humanité, Almodovar est un peacemaker. Un assouplissant de tensions inutiles. Comme l’était un Jean Renoir, comme l’est un Wong Kar-Wai: il n’observe pas les genres, il regarde les gens. Et on en apprend plus sur le caractère humain que sur les hommes, les femmes et le tourment d’un membre qui les sépare. Il peut donc tout se permettre sans risquer le faux pas, sa lorgnette étant proche de celles de Moretti et de Allen. Tout est possible: hétéros, homos, travestis, hommes féminins, femmes masculines, putes et bonnes soeurs, drogues et pornographie, coeur tendre déguisé en agresseur (Atame!, Atame!), et psychopathe au coeur tendre dans Hable con ella. C’est non choquant et anecdotique. Car seul compte le sentiment qui les unit. Même pas, seul l’élan compte! Le désir comme lien entre les uns et les autres, plus ou moins solide, mais qui est là pour faire fuir la solitude, le danger commun. Et jamais dans aucun des films d’Almodovar, le vaccin contre la solitude n’a été si clairement exposé: hablar. Il faut parler à quelqu’un pour ne plus être seul; parler, même si l’autre est dans le coma. Dans l’affrontement avec l’autre, les héros se découvrent, apprennent la générosité, le don de soi, et toutes les futilités merveilleuses qui vont avec.

Intellectuel que tout cela? Peut-être dans ce charabia d’analyse, mais certainement pas dans le film. Car, un autre talent de ce monsieur est de faire dans la philosophie populaire. Il est un intellectuel accessible. Un artiste multiclasse. Avec des panoramiques lents, presque invisibles, des plans courts et si précis qu’on s’imprime même le cadre des fenêtres dans la rétine; par des dialogues concis aux tournures quotidiennes, qui ne veulent jamais dire autre chose que ce qui est et qui mélangent allégrement l’angoisse existentielle au trivial, Almodovar construit un miroir touchant à faire monter les larmes. Un reflet à la fois sophistiqué dans l’organisation précise d’une mise en scène, simple dans le but visé et optimiste dans la vision humaine proposée. Du cinéma populaire et non populiste, qui par définition fait confiance à l’intelligence du spectateur: une fois n’est pas coutume. Et comme rien n’est plus sexy que l’intelligence… C’est tout bon sur toute la ligne. Grandiose.

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