Auto Focus : Mâle pris
Cinéma

Auto Focus : Mâle pris

Dans cette tendance actuelle qui revisite les années 50 et 60 avec de l’acide, Paul Schrader signe le film le plus corrosif de tous. Approche franche d’une déviance et formidable direction d’acteurs.

L’intelligence du parcours. Avec Auto Focus, Paul Schrader, génial scénariste des années bénies (Taxi Driver, Raging Bull) et personnel réalisateur d’American Gigolo, Hardcore et Affliction, vient de signer un très bon film. Un film adulte et cinglant de quelqu’un qui sait mettre les outils à sa main. Précis quant à l’art de raconter une histoire. Et quelle histoire! On part d’un bouquin de Robert Graysmith, The Murder of Bob Crane, pour décrire la drôle de vie de cet acteur des années 60. Après des années de radio, Bob Crane personnalise Hogan, dans Hogan’s Heroes. La série comique se déroulant dans le stalag 13 a eu un énorme succès, et est restée en ondes jusqu’en 1971. Dans le film de Schrader, c’est à cette époque que Bob Crane (Greg Kinnear) rencontre John "Carpy" Carpenter (Willem Dafoe), un mordu d’électronique qui devient rapidement expert dans les toutes premières vidéos arrivées sur le marché. Il est le pire pote qu’on puisse avoir, loser ringard qui ne décolle pas, et celui par qui les soucis s’amplifient. Car Crane a un petit problème: une sexualité débridée. Une journée sans sexe est une journée foutue. Et Schrader va habilement marier les deux visages de Crane, le bon gars au partouzeur insatiable.

Auto Focus se sépare en trois, suivant en gros les trois décennies: le monde acidulé des années 60, qui débute dans la station de radio; celui, libérateur, des années 70 dans une fête hippie; et celui, clinquant et moins rêveur, des années 80, sous les facettes d’une boule disco. Dès le début, Crane lance avec conviction: "I’m a likeable man!" Tout le monde l’aime, en effet. Il veut plaire à tous: à sa femme (Rita Wilson), à ses enfants, au curé de la paroisse. Il veut être Jack Lemmon, comme il l’explique à son agent (excellent, tendre et ferme Ron Leibman). Son monde ressemble à un épisode de Peyton Place (série dans laquelle Crane a d’ailleurs joué). Mais sa femme trouve des revues coquines au sous-sol, puis des photos. Le puritanisme fermé des années pré-pilule et l’incompréhension devant tout ce qui n’est pas la norme se reflètent dans le visage douloureux de Wilson. Mais Crane continue. Après la rencontre avec Carpenter, on passe à l’acte, et on filme les ébats. Divorce, remariage et redivorce. Après Hogan’s Heroes, Crane jouera dans Superdad et Gus, deux films Disney, qui n’apprécie pas cette double image. Il apparaît en fin de carrière dans des émissions de télé pourries et fait des dîners-spectacles. Sa mort, dans un motel, la tête éclatée par un trépied de caméra, aura peut-être été l’oeuvre de son ami Carpy, qui fut cependant acquitté.

La force du film de Schrader réside dans la construction (déconstruction?) du personnage de Crane. Kinnear offre une prestation fine, claire, sans fausse note, comme s’il touchait à la virgule près, à la demande du réalisateur. Et ce que demande Schrader n’est pas évident: Crane est un malsain jovial. Pas une seconde, il n’a conscience de ses travers. Le sexe est normal et il ne cherche pas à freiner sa libido. Il garde ce sourire bon enfant qui ne s’accorde pourtant pas à celui de la plénitude sexuelle. Car le sexe ici est vorace et sans plaisir. On parle d’un marathonien de la baise (voir les scènes tristement banales de masturbation au sous-sol). Et c’est d’autant plus glauque que Schrader ne met pas cet appétit sexuel sur le dos d’Hollywood-lieu-de-dépravation, ni sur les époques où le rapport à la sexualité a évolué: il voit clairement Crane comme un toqué, autant dans les années 60 que 80. Et qui devait l’être avant sa notoriété. La rigueur naturelle de Schrader (n’oublions pas qu’il vient d’un milieu calviniste) fait qu’il ne recueille pas ses héros déchus, toujours des mâles blessés. Et il prend un malin plaisir à ne pas rendre sympathique ce personnage pourtant so likeable… Aucune rédemption, mais une approche franchement moralisatrice, glacée, qui va aussi pour le partenaire de jeu, le reptilien Willem Dafoe, excellent comme jamais entre la perversion et la souffrance d’une homosexualité refoulée.

La forme, les personnages secondaires, comme la musique de Badalamenti, évoluent sans eux. Les débuts assez silencieux, avec cadrages soignés et invisibles, se détériorent en allant vers une musique sourde, plus présente, appuyant des plans rapprochés, obliques et souvent caméra épaule. Inquiétude et harassement gagnent ceux qui entourent le duo. Le monde change. Mais Crane et Carpenter, en symbiose, ne changent pas. Et de ce décalage naissent le malaise et la fascination pour ce film. Ils sont une forme suprême d’égoïsme et d’autosatisfaction.

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