Carnages : Le Minotaure
Cinéma

Carnages : Le Minotaure

Premier long métrage joyeusement sanguin, film choral finement joué, humour absurde pour tragédies humaines: on aime le carnage. Dissection avec la réalisatrice, DELPHINE GLEIZE, et une des actrices, CHIARA MASTROIANNI.

Il faut bien un point de départ. Pourquoi pas un taureau qui meurt dans l’arène et dont les morceaux se retrouvent un peu partout? Un taureau morcelé qui changerait la vie des gens? Mais qui peut avoir envie d’inventer un destin à un taureau? Delphine Gleize, 29 ans, qui aime la corrida et qui a l’oeil cinéma. Elle a donc appelé son premier long métrage Carnages. Voilà un film qui se regarde avec une réelle joie, carnassière sans doute. À Cannes, les journalistes y sont allés d’un "Olé!" enthousiaste en fin de projection. Le film a été également présenté au dernier FCMM. Or, le plaisir de la chose n’est pas facile à raconter: un taureau, belle bête de 475 kilos, meurt dans l’arène. Ses yeux, ses oreilles, ses os et ses cornes vont voyager en France, en Espagne et en Belgique, et faire exploser la vie d’une actrice indécise (Chiara Mastroianni); d’un patineur suicidaire (Clovis Cornillac); d’un taxidermiste (Féodor Atkine) et de sa maman gypsie (Esther Gorintin, qu’on aimait déjà dans Voyages); d’un chercheur myope (Jacques Gamblin) et de sa femme très enceinte (Lio); d’une petite fille au prénom d’animal, Winnie (Raphaëlle Molinier), qui ne veut pas vivre dans l’ombre de son chien au nom d’homme, Fred; d’une maîtresse d’école (Lucia Sanchez) et de sa mère (Angela Molina), etc. Décousu? Au contraire, le morceau est très finement taillé malgré l’évident fouillis. Voilà un film savamment construit. Peut-être plus actuel que moderne. Et ce n’est pas forcément un compliment que de surfer avec autant d’aisance sur l’air du temps: ça sent la tendance mode. On pourrait avoir peur que ça date vite, qu’on ne s’en souvienne plus la saison prochaine. On craint l’esprit branchouille qui va avec, celui qui éclabousse d’humour, d’à-propos et d’esprit, mais qui ne bouleverse pas grand-chose en vérité. Or, malgré ces réserves, et aussi à cause d’elles, Carnages pourrait aussi rester en mémoire. Voilà un film riche mais léger, au charme de Minotaure, et dont l’énergie électrisante s’intègre à un cinéma populaire d’aujourd’hui. De plus, il est très amusant à disséquer…

Un scénario brillant
Assise au bar du Café Méliès, Delphine Gleize est belle comme une actrice, très fashion et très nature à la fois. Toute séduction. Elle a réponse à tout, comme dans les énigmes de son film. Bref C.V.: "J’ai passé mon bac dans le Nord de la France. Après une maîtrise de lettres, j’ai tenté la FEMIS (ex-IDHEC), seule école gratuite de ciné, avec un concours de trois mois. C’est long. J’ai fait la FEMIS en scénario et puis trois courts métrages." Elle ne le précise pas, le dossier de presse s’en charge: Un château en Espagne est choisi pour la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1999; Sale Battars reçoit le César du meilleur court en 2000; et Les Méduses est sélectionné pour la Semaine de la critique en 2000 (en plus de recevoir bon nombre de prix). Son talent ne passe donc pas inaperçu. Ce qui lui permet de foncer pour son premier long. Elle met tout de même cinq ans à ramasser 3,5 millions d’euros pour Carnages.

"Je n’ai pas fait d’autocensure. Je me suis jetée dans le vide. Il fallait une dose d’inconscience", indique-t-elle à propos de ce premier essai. Avec Jérome Dopffer, de la même promotion qu’elle, devenu producteur de ses films, Delphine Gleize est partie d’un souvenir d’enfance marquant, une corrida, et elle a travaillé en étoile: "Je ne suis pas entrée dans les histoires l’une après l’autre; je n’ai pas fait cinq récits et un taureau: tout a évolué ensemble. Et on retravaillait chaque histoire en fonction des résonances de l’autre." Dix acteurs, dix semaines de tournage. Un monde pour chaque acteur, et tout doit se recouper. "À la première rencontre avec les acteurs, je n’ai pas lu le scénario, mais je leur ai raconté. Ils ont eu l’air de bien aimer ma façon de raconter, j’avais l’air de savoir ce que je voulais, dit-elle sans fausse modestie. Dans la configuration de mon scénario, les acteurs ne se sont pas croisés. Ils étaient toujours deux par deux au tournage. Je me sentais un peu comme une mère divorcée qui retrouve ses enfants les uns après les autres après les vacances!" Casting costaud pour une première, et des acteurs plus âgés qu’elle… "L’autorité naturelle ne passe pas par l’hystérie, précise-t-elle, tout sourire. Je suis lente et calme. Et dans une certaine harmonie, on donne énormément."

Tout s’explique
Cédant à l’attraction du film choral, Delphine Gleize propose une galerie de portraits très touchants, joués sans accroc par des pros (et des non-pros, la petite fille est une merveille) qui se moulent à cette construction aussi charnelle que métaphorique, sans prise de tête intellectuelle. Tout est affaire de symboles qui se recoupent. Un peu trop bien même pour une fin quasi magique qui n’a pas la force du déroulement. Le plaisir est de partir d’un point et de suivre le tracé de la boucle: si on débute par la fascination pour la chair, on comprend alors le taureau, les morts qui se succèdent, la naissance difficilement envisageable, la taxidermie, les cicatrices (Mastroianni est obsédée par ses grains de beauté, la petite Winnie a des convulsions, des grands brûlés chantent), et même le prénom du taureau, Romero, qui veut dire romarin en espagnol, plante réputée pour soigner les blessures! "Les animaux sont traités comme des humains, on serait bien à deux doigts de traiter les humains comme des animaux. On s’approche de la chair, du transmissible. D’où la place de l’enfant. Et comment se détacher? Chaque personnage veut prouver sa place dans la famille", amène la réalisatrice, amusée par son échiquier. Si on part de la famille, on comprend Winnie qui veut s’imposer, on comprend les petites guerres dans chaque histoire, les envies de renaissance (cri primal dans la piscine) et la nécessité pour chacun d’affronter son taureau. Déchirée, déchirante, en devenir, en déni, et mal foutue: la famille gravement dysfonctionnelle est une norme à respecter, mais si dingue qu’on peut s’en moquer. Et dans la finale, le message est clair: mieux vaut rester ensemble, c’est moins douloureux. Si, par contre, on part du regard de Delphine Gleize, on se met à voir des yeux partout: un chercheur myope, un enfant qui joue avec des yeux de taureau, un taureau aveugle, des lunettes de soleil, des yeux qui ne veulent pas voir: difficile de regarder la réalité en face? Nécessité de ne pas tout prendre pour du cash?… Tout s’imbrique donc avec une logique que l’on pourrait qualifier "d’amélipoulainesque". Car si, chez Jeunet, c’est une jeune femme qui fait le bien autour d’elle, ici, un taureau sert de déclencheur. La facture du film n’est pas aussi sophistiquée que celle du Fabuleux Destin, mais il reste qu’elle est colorée, très cadrée et sans un poil qui dépasse. Les situations sont tragiques, et le burlesque, salvateur. Rien ne sera dramatique et la surprise des micro-événements mis bout à bout donne un tableau bigarré, une réalité décalée. Comme dans Amélie Poulain. "Je voulais des ruptures en permanence et des personnages qui s’imposent immédiatement dans leur déséquilibre physique. Par exemple, je parlais à Gamblin de Tati et du film The Party."

Déséquilibre réussi transformé en ballet chorégraphié par une jeune réalisatrice aussi Winnie que Romero, et qui a eu un plaisir enfantin, dit-elle, à diriger ce film. "Mon rêve serait de louer des scooters en Grèce… Non, je vais faire un autre film. Mais pas celui indiqué sur le dossier de presse." Mystère. Esprit vivant à suivre, assurément.

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Renseignements supplémentaires

Entrevue

Chair Chiara…
L’accroche… "Avant de lire le scénario, j’ai eu une entrevue avec Delphine. Ce qu’elle dégage est surréaliste! Et puis j’ai trouvé l’histoire très bien écrite, avec des éléments originaux, rigoureux, qui se tenaient. Il y avait un ton particulier, quelque chose de dérangeant."

Delphine, metteure en scène… "Elle a la chance d’avoir une autorité naturelle qui ne se voit pas. Il n’y a jamais de conflits, mais elle obtient ce qu’elle veut. Le charme opère. Et elle est très combative! Si elle ne l’avait pas été, le film se serait-il fait? Le sujet et le traitement faisaient peur."

Le rôle… "Carlotta, mon personnage, dit qu’elle veut être actrice, et son désir d’existence charnelle est complété par tout le processus de scarification. C’est une fille aliénée par ses phobies. J’incarne souvent des rôles sombres, bien plombés. Mais là, je suis dans le tragicomique. J’ai eu énormément de plaisir, même si j’avais le trac. Au départ, on se dit qu’on va se marrer au lieu de pleurer: c’est un peu la pirouette de Delphine dans ce film. Elle m’a demandé une légèreté, je lui ai fait confiance. Même dans la scène de confession, sous la lampe (où elle se livre et parle des liens familiaux, ce qui dans son cas est une sérieuse carte de visite, NDLR), ça n’a pas été perturbant: je suis fidèle aux mots de quelqu’un d’autre, j’exprime SON idée. J’ai eu de la chance que ce rôle m’ait trouvée…"