Morvern Callar/Lynne Ramsay : Au coeur des ténèbres
Cinéma

Morvern Callar/Lynne Ramsay : Au coeur des ténèbres

En quelques films, LYNNE RAMSAY s’impose comme une grande réalisatrice. Morvern Callar, film de tous les voyages: une dissonance orchestrée et un grand rôle.

Au milieu de la foule chic homogène de la fin d’été 2002, lors du dernier festival de Toronto, une réalisatrice fait tâche. Dans le look, comme dans l’attitude, l’Écossaise Lynne Ramsay n’allait pas avec le décor lambrissé. Ses films non plus, d’ailleurs. Et si la tendance se maintient, une vraie dissonance se confirme, film après film, comme une bouffée punk-rock dans la musak ambiante. Quand on pense au cinéma de Lynne Ramsay, on se dit qu’il n’est pas nécessaire de faire de l’esbroufe avec du gros cul et de la violence extrême pour choquer les bonnes âmes. Qu’une artiste avec des armes beaucoup moins visibles parvient à déranger autrement plus. À 32 ans, après deux courts métrages gagnants à Cannes (Small Deaths et Gasman), après Ratcatcher (1999), fabuleux film noir et poétique au milieu des poubelles de Glasgow qui a confirmé le talent entrevu, voici Morvern Callar, adaptation d’un roman éponyme signé Alan Warner, superbe voyage au coeur d’un personnage. Un regard qui laisse pantois.

Dans un bled d’Écosse, Morvern Callar (Samantha Morton) est allongée, collée tout contre son homme… fraîchement suicidé dans leur appartement. Ainsi débute l’aventure. C’est Noël, l’ex-petit ami a laissé à Morvern un blouson de cuir, un briquet, une compilation musicale qu’il a faite pour elle et un roman qu’il vient d’écrire. Ce qu’elle fait ensuite du corps et du roman ressemble à une mise en liberté. Morvern Callar est un vrai road movie et Morvern est une errante: "C’est une âme troublée, une renégate qui n’arrive pas à avoir une vie conventionnelle, explique Ramsay en débit grande vitesse, dans un accent ultra-intense. Elle est simple, non académique, pas intellectuelle, elle travaille dans un supermarché. Mais on ne sait pas si on doit l’aimer ou pas. Son type meurt, laisse un roman et des maisons d’édition à contacter, et la première chose qu’elle fait, c’est changer le nom de l’auteur par le sien! Et elle s’en va! C’est ce qui m’a plu dans l’histoire." Le début du film, enchaînement des réactions de Morvern après le suicide, a en effet de quoi surprendre: cacher le corps, cacher la mort, faire la fête, mentir, frauder et fuir. Et l’argent des éditeurs qui arrive en plus et qui permet la liberté. Froidement, on dirait que cette fille est d’une amoralité à peine supportable. Mais tout le talent de Ramsay (et de l’écrivain avant elle) a été de rendre ses incongruités hors la loi crédibles, presque évidentes. Parce qu’on est au coeur du fragile assez attendrissant des humains: Morvern Callar est un personnage dépressif qui navigue au radar dans le moment le plus paniquant qui soit, celui où l’on ne peut pas réfléchir et où l’on ne sait pas comment agir. Le seul piston que l’on puisse pousser, c’est celui de l’instinct de survie. "Elle est devenue pragmatique, elle a de l’argent, mais elle est toujours perdue", précise la réalisatrice.

Le film se découpe en deux segments, Écosse et Espagne, mais la transition se fera en douceur puisque la seule chose qui compte, c’est l’état d’esprit de l’héroïne. Tout le reste sera en orbite, la job comme la fête, les mecs de passage comme la meilleure amie (Kathleen McDermott, non professionnelle et excellente) qui va s’essouffler. En première partie, Morvern est éteinte. Coincée dans un appartement filmé comme un cocon étouffant, comme un sas. Le lieu est sombre, suintant d’une présence fantomatique que n’aurait pas reniée David Lynch. Morvern se détache de cette ambiance glauque comme on émerge d’un bain de boue, mais l’arrivée en Espagne, paradis d’un tourisme britannique absurde, ne transforme pas la chenille en papillon. "Ce n’est pas une quête hédoniste, celle des peace and love des années 70; nous sommes dans une attitude générationnelle qui a tout du trou spirituel", pense la cinéaste. D’un lieu à l’autre, la caméra reste tranquille, presque statique, calquée sur l’esprit au ralenti de l’héroïne. Et c’est par la musique – d’abord par cette compilation-cadeau étrangère à Morvern, puis par appropriation de ces choix qui vont la personnaliser – que l’on voit s’opérer chez elle de minimes changements.

Rarement la musique au cinéma a été si bien employée et si bien incrustée. Ce n’est pas courant de découvrir une bande son hétéroclite mais cohérente (label WARP, de Can à Stéréolab, en passant par The Velvet Underground) aussi en osmose avec le propos et le personnage mais qui conserve son caractère propre, prêt à générer des émotions aussi fortes que les images. Et c’est pour cela qu’en scène de fin, la combinaison musique et visage de Samantha Morton vient frapper avec tant d’émotion que revient en mémoire une autre bonne combinaison, celle de la finale d’Happy Together, de Wong Kar Wai. Un des films favoris de miss Ramsay, il va sans dire.

On se dit aussi que Samantha Morton aurait dû gagner encore d’autres prix pour son travail en plus de celui du British Independant Film Award. Un des meilleurs castings des dernières années. Personne ne pouvait être Morvern Callar mieux qu’elle. La muette chez Woody Allen (Sweet and Lowdown) et la mutante chez Spielberg (Minority Report) joue encore une fois une "quasi-autiste" pour Ramsay. "J’ai aimé voir Samantha se débattre avec le personnage pour l’incarner. Elle n’est pas une actrice analytique, elle est dans le moment, dans l’instinct. Elle est fabuleuse", reconnaît la réalisatrice, qui pensait à Morvern comme à une Catherine Deneuve dans Pulsion. Et Morton est si juste qu’elle conserve le mystère Morvern entier jusqu’à la fin. Pas d’apaisement dans son visage toujours aussi énigmatique, avec ses yeux immenses qui lui mangent le visage, avides d’englober ce qui l’entoure pour essayer d’y comprendre quelque chose.

Ramsay déclenche ses films par une mort violente (un noyé dans Ratcatcher, un suicidé pour Morvern Callar et une fille violée et assassinée devenue fantôme dans son prochain film, tiré de The Lovely Bones d’Alice Sebold). Mais ce n’est pas tant la mort que l’attitude du héros qui, après un choc, devient spectateur de la vie. Regarder vivre et se regarder vivre: voilà le fil conducteur. Et ce voyeurisme affiché, scrutateur sans jugement de l’intérieur comme de l’extérieur, est bien celui d’une réalisatrice dont on attend déjà le prochain film avec impatience. Superbe.

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