Japon / Carlos Reygadas : Symphonie héroïque
Un premier film flamboyant et sans autocensure, agaçant et magistral: on ne passe pas à côté de Japon.
On a encore des doutes. On hésite entre l’admiration béate et le sourire en coin. Et on peut rester longtemps comme ça, quitte à s’y arrêter. La filmographie future de Carlos Reygadas mettra peut-être les choses en perspective. Pour l’instant, on est face à un exemplaire unique, Japon, premier long métrage de ce Mexicain de 33 ans. Débarqué à Cannes après une salve d’applaudissements à Rotterdam, Japon repart du Festival avec une mention spéciale pour la Caméra d’Or (première oeuvre) et rafle 6 autres prix internationaux. Il a fait sa marque au FCMM et à Toronto, où nous avons rencontré le créateur de cet ovni. Qu’un objet pareil, complètement en marge de l’industrie cinématographique, puisse accrocher les regards, mérite déjà qu’on se déplace.
En marge, parce que Japon est une production maison, un film "réalisé pour ma famille et mes amis, sans penser à ce que les autres pourraient y voir, donc fait sans crainte", déclare Reygadas, dans un français parfait. Difficile à croire cependant… Polyglotte et visiblement érudit, voilà un jeune homme qui aime montrer son savoir. Après un début de carrière de juriste en Europe, en droit du conflit armé et de l’usage de la force, Carlos Reygadas, arrivé à la cinéphilie sur le tard par Tarkovsky, lâche tout et réalise 4 courts métrages. Japon est un début de signature.
Construction instinctive
Le propos tient en quelques lignes. Un homme, qu’on devine cultivé et qu’on ne nomme pas (Alejandro Ferretis), décide de venir se suicider dans un canyon du Mexique. Arrivé sur un haut plateau, il prend pension chez une vieille femme, Ascen (Magdalena Flores), bigote terrienne, qui a, elle aussi, quelques soucis. Les deux êtres vont s’apprivoiser (dans une scène d’amour en forme d’exorcisme ou de rituel de passage), et le goût d’en finir va, peu à peu, reculer. "L’histoire est un mal nécessaire au cinéma, déclare Reygadas. Les films sont faits pour sentir. Le langage cinématographique est conçu pour cela. Et le cinéma est beaucoup plus proche de la peinture et encore plus de la musique que de la littérature et du théâtre. Bresson disait qu’il y avait du théâtre filmé, mais je trouve qu’aujourd’hui on trouve en majorité de la littérature illustrée. Très triste." Reygadas le cinéphile n’aime pas grand chose au cinéma: " Je vois beaucoup de films, mais je ne suis pas un cinéphile comme ceux qui connaissent le nom de chaque réalisateur, comme Truffaut qui se prenait pour un type tellement intelligent parce qu’il savait le nom de l’assistant réalisateur de Griffith! D’ailleurs Truffaut, je trouve que c’est en plus un réalisateur très mauvais et très surévalué. Je vois au moins un bon film par an, mais il est tellement bon et me rend tellement heureux que je peux voir 200 films de mauvaise qualité!"
Japon était conçu pour se démarquer. Et le plus beau, c’est qu’il y arrive. Voilà une gigantesque composition symphonique moderne, organique, sensuelle et pourtant très sophistiquée. On sent un travail d’esthète intellectuel combiné à celui d’un artiste encore vert qui aurait des envies d’automatiste: "J’ai écris tout de suite le scénario plan par plan. En faisant le découpage, sans synopsis ni dialogues préalables. Un film, c’est des plans, c’est tout. J’ai une approche très intuitive et j’arrive encore à trouver des surprises, comme si j’analysais post facto un rêve. Par exemple, quand le type arrive chez la dame, qui parle avec une amie, il se rapproche de la falaise, pousse une pierre qui roule et qui tombe. Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle j’ai écrit ça. Quand j’ai vu le film en entier, complètement fini, je me suis dis que dans une structure scénaristique plus classique, cela voudrait dire d’emblée qu’il est arrivé à l’endroit où il veut se suicider."
Un acteur principal qui est un ami de la famille, une vieille femme qui joue pour la première fois, un lieu aride et une nature peu accueillante où son grand-père avait une maison de campagne, un scénario qui n’a pas froid aux yeux et une équipe parfois déroutée constamment ressoudée par le réalisateur: en 10 semaines, le film était dans la boite. Et l’expérience aurait pu être désastreuse. Elle fut magnifique. "Pour la scène sexuelle, j’ai eu une relation assez forte avec le chef op. qui me disait qu’on allait me détruire avec ça, que c’était infilmable, grotesque. Pareil pour l’hélico: "Tu n’en pas besoin!" Je lui disais: "Fais-moi confiance, fais ce que je dis, tranquilise-toi." J’avais visualisé le film tel quel. Si j’aime, il y aura peut être des gens qui vont aimer. C’est toujours l’autocensure et la peur qui guident, mais pourquoi ne pas avoir envie de moments épiques avec un hélico? Et pourquoi pas mettre du Bach sur cette scène? Je n’avais pas peur."
Mythologie primitive
Un certain culot, en effet, a guidé Reygadas à imaginer des cadres immenses et tranquilles entrecoupés par une caméra épaule, dans un film qui coule comme une recherche du temps perdu, puis comme un documentaire, puis comme une saga épique, le tout hachuré par des scènes casse-gueule à répétition. On s’installe tant bien que mal, sans balise, dans ce décor de western, dans le silence de l’homme, dans le mutisme des villageois; on s’habitue à regarder le monde avec l’acuité de celui qui pense à la mort. On se berce, et puis paf! Un cheval mort marque un virage. Pourriture. Paf! Une scène sexuelle dérangeante et lente dans son malaise, qu’on avait malgré tout envisagée et qui fait de nous, tout soudainement, des voyeurs inconfortables. Re-paf! Des ouvriers, venus détruire la maison de la vieille, se mettent à discuter avec l’équipe technique du film! Quelle folie que celle-là, qui menace de briser l’équilibre du récit! Et le pourquoi de cette scène de fin sur les rails, hommage à Tarkovsky, qui n’en finit plus d’aboutir. Mais, étrangement, dans ce film, rien ne choque vraiment, et on retient tout. Si on embarque, on se sent prêt à l’aventure comme rarement. Une puissance de persuasion dans le style (entre grandiose et grandiloquent, on hésite encore) qui permet d’accepter le titre qui ne fait référence à rien d’autre qu’à un ailleurs; l’ennui nécessaire à la construction, comme disait Tarkovsky, les envies de symbolisme, et un certain snobisme. On accepte, parce que construire une mythologie primitive avec autant de maestria n’est pas courant. Ça dégage le regard.
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