Décryptage : Une époque formidable
Un film en forme de pamphlet incendiaire; une prise de position contre le processus de désinformation: l’entreprise est louable et elle-même critiquable. Temps forts.
Nous vivons une époque formidable: des masses d’information circulent en vitesse-lumière, on en reçoit plus que nos circonvolutions en demandent, on se gave et on veut tout prendre pour apprendre. Or, la soupape existe: le scepticisme, sorte de lucidité qui permet à la mémoire de se calmer pour que l’esprit puisse réfléchir. Mais ne rien prendre pour du cash n’empêche pas de tout regarder, au contraire. Démonstration avec Décryptage: film qui fait salle comble à Paris depuis quelques semaines, qui soulève les passions et qui gratte les médias là où ça les démange. Deux projections à Montréal cette semaine ne suffiront sans doute pas. Les auteurs, Jacques Tarnero et Philippe Bensoussan, ont décidé de se pencher sur la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien, surtout depuis la seconde Intifada, assurant qu’il y a travail de désinformation en faveur des Palestiniens. De façon classique, ils ont pris les archives d’événements-clés (la promenade de Sharon sur l’esplanade des Mosquées, la célèbre scène du père et de son fils palestiniens qui tentent de se protéger des balles censément israéliennes, un tunnel creusé sous l’esplanade qui met le feu aux poudres, une photo à la une de Libération, etc.) et les ont recadrés pour tenter de mettre au jour le processus de désinformation. Ils montrent également des images que l’on ne voit pas: les prédications guerrières d’un mollah palestinien, des enfants entraînés à la guerre, et une fête d’enfants palestiniens, déguisés en combattants et martyrs, sous l’oeil ravi de leurs parents. Enfin, les auteurs nous gavent d’entrevues avec des pointures intellectuelles et journalistiques, dont le philosophe Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff (politicologue), Alexandre Adler (Courrier international), Ehud Barak (ex-premier ministre d’Israël), Alain Rémond (Télérama), Alain Genestar (Paris Match) et Georges Marion (ex-correspondant du journal Le Monde au Moyen-Orient).
Beaucoup d’opinions expertes circulent donc avec aisance, la rhétorique est brillante, et une entrevue chasse l’autre, cassant souvent abruptement le flot des idées. Les preuves d’intoxication médiatique se veulent fracassantes, elles sont aussi rapides et parfois imprécises. De plus, le montage hachuré, qui semble vouloir faire entrer le maximum d’information en un minimum de temps, et la prise de position omniprésente en voix off indiquent clairement que Décryptage fonctionne davantage comme un éditorial que comme un documentaire. Ce n’est pas une analyse posée, mais un ras-le-bol. En ces temps incertains, on pourrait aussi parler d’huile sur le feu. C’est pas moi qui ai commencé, c’est lui… En voulant démontrer la mécanique des médias français, et par ricochet, semble-t-il, des médias mondiaux, qui s’attendriraient sur la cause palestinienne, Décryptage souffre évidemment de ce raccourci dénoncé par les auteurs. Mais c’est un raccourci conscient et affiché, un brûlot qui veut se positionner comme juste retour du balancier. Le film démarre en faisant l’apologie du doute, et l’on nous explique la différence entre le drame (où il faut un bon et un méchant) et la tragédie (où les deux côtés ont raison). Tarnero et Bensoussan déplorent que la cause palestinienne soit devenue un mélodrame pour les médias. Or, tout en étayant le film sur l’idée d’un antisémitisme généralisé qui diabolise Israël, Décryptage finit sur les deux tours détruites, laissant planer une grande menace arabe plus virulente que jamais. Tout aussi mélodramatique.
Que peut nous apporter ce film aujourd’hui? Une évidente constatation: l’immense complexité de la situation. Et l’angoisse qui l’accompagne: Bush s’est vraiment foutu dedans, bouleversant les accords diplomatiques et géopolitiques de toute la région pour les années à venir. Ce film nous rappelle aussi que nous, Nord-Américains, sommes souvent très loin de l’histoire européenne. Deux intellectuels qui râlent contre des médias français, dans un pays qui commence à digérer Vichy mais qui a encore des brûlures d’estomac avec la guerre d’Algérie; où l’on comprend que le mot "colons" puisse mettre le feu aux poudres: vu d’ici, cela devient une petite histoire de la grande Europe, voire un microcosme du parisianisme. Mais l’éloignement a du bon. Loin d’un passé obturateur, cela permet peut-être de réfléchir en paix.
Et voir clair, c’est là le point majeur de l’entreprise. Tous les aspirants journalistes et professionnels de l’info devraient voir Décryptage, histoire de se remettre les pendules à l’heure. Pas pour croire tout ce qu’on y raconte les yeux fermés; pas pour dénicher le vrai – la recherche de la vérité objective est un fantasme -, mais pour comprendre qu’il faut douter, qu’il faut toujours fouiller derrière les non-dits comme derrière les déclarations, qu’il faut tenter de regarder en dehors du cadre. Quelle est la mécanique des médias aujourd’hui? Comment parle-t-on du conflit le plus médiatisé qui soit? Suis-je bien informée? Comment se construit mon opinion? Décryptage donne des outils pour la critique, pour apprendre qu’il ne faut pas tomber dans le panneau.
Au cinéma Paramount, le 27 mars