L'Arche russe : Vaisseau fantôme
Cinéma

L’Arche russe : Vaisseau fantôme

D’un seul souffle et en un seul lieu, l’Histoire devient une figuration fluide. Interprétation du passé pour envisager le présent par SOKOUROV.

Il faut commencer par les prouesses techniques qui, peu poétiques a priori, sont ici si spectaculaires qu’elles forment, plus que d’habitude, l’armature indissociable de l’oeuvre. Voici un film unique, tourné en un seul plan-séquence; le premier long métrage non monté. Il n’y aura jamais de director’s cut. C’est aussi le premier film en haute définition non comprimé, enregistré sur un disque dur portable et dont la caméra HD a été montée sur SteadyCam. Un millier d’acteurs et de figurants ont répété durant des mois leurs positions exactes pour une journée de tournage, dans le Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Le tournage n’aura en fait duré que quatre heures, le temps d’ensoleillement d’un jour d’hiver, à travers les vitres épaisses de l’ancien Palais d’hiver, sur les bords de la Neva… Si ce n’était que ça, ce serait déjà grandiose.

Alexandre Sokourov, l’auteur de Mère et fils, Moloch et Taurus, aime à filmer l’Histoire et à accueillir dans le processus cinématographique les autres formes d’art. Ses films sont des oeuvres de cinéma épaulées par la peinture, la musique et l’architecture. Et, en penseur, il tente de décrire la position de l’humanité face à son passé. Comment peut-on envisager le passé? Puisque tout sera forcément rendu de façon fausse, comment regarde-t-on en arrière? Que doit-on éclairer ou oublier dans le fil du temps? Magnifique réponse que L’Arche russe où Sokourov choisit l’image du vaisseau fantôme. Pour mêler l’art à l’histoire, l’endroit était une évidence: le Musée de l’Ermitage est à la fois un ensemble architectural magnifique qui abrite trois millions d’objets, l’ancienne résidence des tsars et le lieu-symbole de la révolution d’octobre.

Sokourov va donc nous entraîner dans un dédale de pièces, d’escaliers, de salles et de galeries, créant pour nous un espace-temps unique. On va y croiser des centaines d’ombres chuchotantes, on va ouvrir des portes, on va se poursuivre comme dans un rêve de Fellini: ce sera à la fois baroque et nostalgique, grandiose et trivial.

Interprétation luxueuse
Écran noir. Le réalisateur se réveille, il ouvre les yeux et se retrouve devant des officiers et dames en crinolines qui se préparent avec fébrilité à entrer dans une grande fête. L’oeil subjectif suit. Il croise bientôt un énergumène que l’on découvrira marquis, diplomate et Français du XIXe (Sergei Dreiden). Tout en voguant de salle en salle, la voix off et le marquis discutent de façon sporadique; le marquis lançant des flèches sur la culture russe, lui qui n’aime ni la musique russe ni Pouchkine; et le réalisateur, contemporain, ne cherchant pas d’excuses ni à contrer ses attaques, lui qui sait ce qui s’est passé au XXe. L’un et l’autre s’entendent pour dire que la Russie n’est pas l’Europe et qu’elle doit, encore, chercher son identité ailleurs.

Le temps sera élastique dans ce voyage. La caméra tombe en arrêt sur des toiles du Greco, de Van Dyck, sur un marbre d’Antonio Canova: l’art ne bouge pas, toujours en suspens. Moments de calme dans le film. Mais l’humanité grouille, et Sokourov fait "passer le temps" sur le politique. La caméra zigzague sur Pierre le Grand qui maltraite un de ses généraux; sur Catherine II, éminemment terrienne; et sur la famille Romanov qui prend un goûter. On veut fuir en coup de vent un menuisier qui sculpte un cercueil (la guerre); et on épie trois hommes qui complotent. Voilà trois fois rien sur l’Histoire moderne. On lui préfère le faste du XIXe. Le marquis le répète: "J’aime le luxe!" Et Sokourov nous abreuve de luxe, comme rarement un fabricant d’images l’a fait. La visite de l’ambassadeur de Perse au tsar est une merveille, un tableau en soi! Et la mazurka, lors du dernier grand bal impérial de 1913, est une apothéose. Un point culminant somptueux.

On pourrait ainsi désapprouver les choix du cinéaste. Sur 300 ans d’histoire, ni bolchevisme, ni communisme! Rien que des richesses et la puissance des tsars. Mais justement, en montrant cela – les caprices, les insouciances et les rires de gorge de l’élite enfermée dans ce palais, aveuglée de dorures -, c’est le négatif qui monte à la surface. On sait ce qu’elle va perdre en quittant ce bal; en descendant, au propre comme au figuré, les marches du palais. Voici un film fascinant et émouvant, délicat mais fort, aussi impeccable dans la reconstitution que sensible dans l’évocation. Un film cultivé.

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