20 h 17 rue Darling – Entrevue avec Bernard Émond : Simplicité volontaire
Entre l’alcool et le feu, la mélancolie et la colère, l’Est et l’Ouest: le second long métrage de BERNARD ÉMOND est pris en flagrant délit de vagabondage.
Le coin de rue des autres, c’est parfois le nôtre. Quand la description a du souffle, qu’elle soit peinte, écrite ou chantée, on reconnaît l’endroit, même si on n’y a jamais mis les pieds. En grandissant, Bernard Émond a connu deux coins de rue, un dans le bout d’Hochelaga et l’autre dans le bout d’Outremont. Ça lui a laissé un arrière-goût de lutte des classes, une haine du mépris social. Peut-être un oeil allumé aussi, qui lui permet de décrire son trottoir avec talent. Bien sûr, avant 20 h 17 rue Darling, avant La femme qui boit, il y a eu de grands documentaires (L’Épreuve du feu et Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces); et toujours un intérêt d’anthropologue, une tendresse pour l’humain, et un coeur à gauche exposé. Mais là, comme jamais, son regard s’attarde sur les craquelures des murs délabrés d’un quartier pas terrible et prend la couleur tragicomique qui va avec. 20 h 17 rue Darling se regarde même comme l’ébauche d’un film qu’on a hâte de voir chez Émond; celui qui transformera vraiment le quartier en univers complet. Déjà se mêlent la fantaisie à la profondeur, le léger au pessimisme. Sans le sophistiqué de La femme qui boit, on retrouve dans cette fiction le ton léger de ceux qui meurent sans laisser de traces.
On part de presque rien. On avance dans un faux polar, un road-movie qui fait le tour du bloc, une histoire qui se traîne. La caméra est hagarde, l’air du temps est poussiéreux (Jean-Pierre St-Louis), et les décors tombent pile (André-Line Beauparlant). Et on part d’un monologue, le contraire de la conversation. "Je m’appelle Gérard et je suis alcoolique." Cet ex-journaliste de faits divers évite l’explosion de son immeuble parce qu’il a pris le temps de relacer son lacet dans les marches de l’appartement de son ex-femme. Le hasard. Mais une petite fille, une gentille vieille et quelques autres ont péri dans les flammes. Pourquoi pas lui? Lui, il a tout perdu plusieurs fois, jusqu’à avoir envie de mourir. Et là, il vient de gagner du temps. La chose est injuste. Gérard cherche une réponse, sachant qu’il n’y en a pas. Réflexion chrétienne pour une confession de mécréant.
Les mots pour le dire
Double réflexion même, car le film est aussi un bouquin. Émond s’est adapté lui-même, ayant écrit d’une traite le monologue de Gérard en 120 pages, un bouquin qui sort en même temps que le film et qui dévoile un autre talent du cinéaste. Travail en vases communicants: "Un monologue interne ne fait pas un film, concède-t-il. Et au départ, je voulais vraiment faire un film – l’outil est devenu un livre par la suite. J’ai perdu des choses, mais j’ai gagné Guylaine (Tremblay), Luc (Picard), le quartier et une leçon de cinéma!" Sans s’arrêter sur les différences entre l’écrit et l’écran, gardons l’essentiel: la transformation du personnage. L’incarnation de Gérard. Tout en colère et en couleurs, le sexagénaire du scénario devient un quadragénaire mélancolique et blafard. Luc Picard transforme ce personnage riche avec un talent inouï, il nous renvoie à Mark Rylance, l’homme blessé dans Intimacy de Chéreau. Émond voulait une lumière polonaise sur ce film; et le passé imbibé de Gérard ressort dans le maintien de l’acteur, dans ses yeux fatigués, son teint translucide, et le nuage de nicotine qui ne cache rien. Un jeu de survivant qui explose parfois en émotion brute (dans les décombres et quand il boit). Impressionnant. On aime aussi le terrien de Guylaine Tremblay, attentive Angela, encore prête à s’abîmer en amour, et la raideur très juste du lieutenant Geoffrion (Vincent Bilodeau).
Le film est plus sensible dans la peinture d’Hochelaga que dans celle de l’avenue Laurier, on aurait aimé que la voix off, "atavisme du lecteur de roman et canon du cinéma de genre!", se calme; on aurait même voulu plus de fissures, plus de petits riens qui composent le monde de Gérard et d’Angela. Plus de trou de beigne. "J’ai une conscience très aiguë de mes limites comme cinéaste. Je ne fais pas dans le ballet visuel. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter une histoire au plus près des comédiens, avec une conscience sociale derrière. Je pense même que le cinéma ne m’intéresse pas tant que ça. Si ce n’est pas au quart de poil, je n’en fais pas une maladie, je suis peut-être plus près du pôle social. Mais qu’est-ce que j’aime ça, faire des films!" lance Émond, hilare. Alors, vrai, ce n’est pas la relève du cinéma, ce n’est pas mode, ce n’est pas clip. On peut même en avoir ras le pompon d’un gauchisme à la papa. On peut soupirer d’exaspération. Reste que c’est un regard d’artiste qui porte un message dans un paysage où l’on ne dit pas grand-chose.
Voir calendrier Cinéma
Exclusivités