L’intégrale Otar Iosseliani : Art de mourir
Préférer le panache à l’ordinaire, la hauteur des sentiments à la mesquinerie, les blagues aux gags, et conduire son art avec style, c’est le talent d’OTAR IOSSELIANI, un des génies du cinéma. À voir absolument.
On voudrait qu’il fasse la couverture, on voudrait que tous les journaux parlent de lui. On voudrait que ceux qu’on aime aiment ses films. On voudrait que son cinéma serve de code. T’aimes ses films? Super, moi aussi. Le bonheur… Pour comprendre à fond cette bouffée hormonale, la Cinémathèque propose une immersion complète dans l’univers iosselianien, avec l’intégrale de ses films. Une première sous nos latitudes. On passe le mot.
Otar Iosseliani, 69 ans, moustache drue et nez busqué, un profil de statue, cinéaste géorgien vivant à Montmartre. Fêtard, buveur et fumeur à la puissance 10. D’une insolence nonchalante rare. Il a fait peu de films, une petite quinzaine, et toujours autour du même sujet: la sauvegarde de l’éphémère, un certain art de vivre indolent, voué à disparaître sitôt né, le refus de la mécanique du progrès, de la systématisation des pensées, et la recherche de la démocratisation pure, sorte d’union de toutes les différences. Un tiers politique, deux tiers burlesque. L’observation chaleureuse de l’individu se retrouve dans le couple pris par le démon de la consommation dans Avril (1961); dans un glandeur qui se fie au hasard pour vivre dans Il était une fois un merle (1971); dans les gens des villes qui vont aux Kolkhozes dans Pastorale (1976); dans le docu-fiction Un petit monastère en Toscane (1988); dans le voyage des objets des Favoris de la lune (1984); dans un des rares regards non colonialistes sur l’Afrique avec Et la lumière fut (1989); dans la très merveilleuse et célèbre Chasse aux papillons (1994); le cynique Brigands chapitre VII qu’il a tourné en Géorgie en 1997; dans une ode à l’aristocratie du coeur avec Adieu plancher des vaches (1998); et enfin, dans la fuite, parce qu’il n’y a plus que ça de vrai, avec Lundi matin, qui sort la semaine prochaine en salles.
Décrire un film d’Iosseliani reviendrait à souligner les détails insignifiants qui composent nos vies, mettre les plus cocasses bout à bout, et s’apercevoir qu’ensemble, ils forment une signature unique. Ce serait avouer que la nostalgie peut être un moteur pour comprendre le présent. Acteurs non professionnels filmés de loin, sans qu’on ait accès à la sphère privée, mais dont on observe les interactions incongrues: une aristo russe, des acheteurs japonais, des krishnas, un maharajah se croisent au village dans La Chasse aux papillons. Normal. Presque pas de dialogues, un énorme travail sur le son, des plans-séquences qui s’attardent, une musique de fanfare… Si cela vous rappelle Jacques Tati, c’est une consanguinité avouée, une exagération ironique que ces deux amis cultivaient ensemble. Tati mort, reste Iosseliani, un bras d’honneur en plus. "J’aime beaucoup foutre le bordel. Il faut se méfier de moi."
Le débit est lent, la cigarette a le temps de griller. Et le taux d’alcool régulier ponctue ses phrases. "Le public au cinéma est composé à 85 % de jeunes de moins de 25 ans. Ce public est déjà élevé par Hollywood en recevant une injection de mauvais goût exemplaire. Si un génie comme Buster Keaton ou la drôlerie des Marx Brothers le touchent encore, ça va. Moi, je ne peux pas faire autrement. Et je sais qu’il y a au moins deux ou trois spectateurs qui vont aimer mes films. Qui vont comprendre qu’à long terme, quand nous ne serons plus là, ce sont les choses éphémères qui resteront." Il n’y a qu’un sujet de conversation possible avec l’artiste, la condition humaine: nous allons tous mourir. "On peut être enchanté ou dégoûté de cela. Si vous êtes enchanté, cela vous influence, cela peut donner l’envie de faire des bêtises pour longtemps. Mais on vit une époque où le pessimisme est très à la mode. Et si on se prend au sérieux, on est con. Et ça, c’est incurable."
Ainsi, sa filmographie s’organise autour d’une mise en scène joyeuse de cette tragédie. Soyons grands, ayons du panache et rions dans nos larmes. Iosseliani a un faible pour les curés saouls, pour les Noirs maladroits, pour les poivrots qui chantent en polyphonie, pour la musique en culture universelle, pour les chiens, les chevaux et autres bestiaux, pour la nature en général; et pour les vieilles dames chics, les trains, les barques et les bicyclettes. Les mesquins, les femmes et les enfants sont hors jeu. "Les enfants sont innocents, il n’y a rien de pire que l’innocence. Et les femmes… sont… possessives? La vraie dame donne tout. Elle est comme un chevalier, elle protège, elle a la patience, elle supporte tout, surtout la connerie. Elle est 10 fois plus sage." Mais il se fout des genres, comme il se fout des modes. Le temps d’un film, il réussit à faire comprendre que le futile, le hasard, le drolatique, l’incertain et l’inusité nous construisent. On peut mourir tranquille après ça.
À la Cinémathèque québécoise
Du 9 au 24 avril