L'Homme sans passé : Au bout du monde
Cinéma

L’Homme sans passé : Au bout du monde

Un grand film sur la solidarité, d’un humanisme touchant. Tendre, sarcastique et drôle. Simplement grandiose.

Comment dire précisément que certaines choses ont de l’esprit sans en avoir l’air? Sans qu’il y ait de fioritures, de figures de style et de points de dentelle, des oeuvres artistiques brillent sans faire d’effort. On pense à des styles minimalistes, ceux de Bresson, d’Iosseliani, de Tarkovski. Dans ce cas-ci, il s’agit d’Aki Kaurismäki. L’Homme sans passé est une gemme pure et transparente. Une romance finlandaise sugar-free. C’est simple comme bonjour, et ça commande la lecture la plus basique: un homme se fait tabasser dans un parc. Laissé pour mort, il renaît miraculeusement. Il quitte l’hôpital et est recueilli par une famille qui habite dans un container au port. Sans papier, sans le sou, sans mémoire, il devient manutentionnaire à l’Armée du salut, emménage à son tour dans un container, fait pousser deux rangs de patates et tombe amoureux d’Irma, soldate à la soupe populaire. Il est heureux.

Que ce film-là, en nomination, n’ait pas gagné le prix du meilleur film étranger aux Oscars est à la fois surprenant et pas du tout. Surprenant parce que le bouche à oreille le donnait gagnant et parce que son sujet flirtait avec un autre bien-aimé, celui de Hable con ella, d’Almodovar, histoire de résurrection magique qui laisse place à l’espoir. Mais Kaurismäki n’est pas le premier génie incompris, et son style peut désarçonner. Voilà en plus un film avec un message social, une morale humaine et une écriture cinématographique originale. Trois denrées pas très in, rarement réunies de nos jours dans un même film.

Grand Prix du jury à Cannes et prix de la meilleure actrice pour Kati Outinen, L’Homme sans passé fait passer Kaurismäki sur le trottoir ensoleillé de la renommée. Les initiés connaissent Les Leningrad Cow-boys Go To America, Jean-Pierre Léaud dans La Vie de bohème et dans J’ai engagé un tueur; peut-être La Fille aux allumettes, et Tiens ton foulard, Tatiana, film improvisé sur le week-end d’un ouvrier, ainsi que l’avant-dernier, aussi honoré à Cannes, Au loin s’en vont les nuages. On aime son humour impayable, son penchant pour le rock des années 50, les road movies, les films noirs, le style déjanté accolé à la tragédie, la moquerie envers toutes les mesquineries et un sens superbe de l’humanisme. Après les honneurs et les critiques dithyrambiques, il faudrait donc voir à ne pas rater le bateau.

Et ne pensez pas que ce soit compliqué, long, fatigant, élitiste ou snob! C’est l’inverse. Complètement, assurément. La preuve, c’est l’actrice fétiche de Kaurismäki. Kati Outinen, 41 ans, aussi actrice de théâtre, chroniqueuse, enseignante et mère célibataire, est perdue dans le brouhaha du dernier Festival de Toronto. Elle est meilleure actrice à Cannes et toute petite dans son coin. Kaurismäki, il est aimé par qui en Finlande? "Les critiques adorent, et les gens ordinaires aussi. Mais la classe moyenne-riche, celle qui parle dans les magazines de femmes, dit que ce n’est pas ça la Finlande, avec des gens moches et des endroits lugubres. Ce qu’il y a, c’est que les pauvres augmentent, alors…"

Images de l’union
Un humour à froid baigne le film, où un chien très doux peut s’appeler Hannibal, où on peut devenir manager de rock dès qu’on a un juke-box et où il faut savoir cultiver son jardin avec économie. On rit, mais on s’émeut: le dada de Kaurismäki, c’est l’union. La solidarité, les liens humains toujours possibles, la force réelle des mots désuets tels respect, mansuétude et dévouement. Une cuisinière qui donne un plat sans qu’on lui demande la charité, une famille démunie qui partage la soupe, une caissière de banque qui veut bien tout donner, un braqueur qui veut tout rendre, et même dans des simulacres de relations tendues avec le "gardien des containers", génial personnage, il y a dialogue et partage. Tu gardes Hannibal, je te prête l’auto. Dans cette fable, la réalité qui s’apparente à ce qu’on connaît (le bureau de chômage, la police) essaie bien de caser l’homme. Mais sans mémoire, il ne peut répondre aux questions. Il glisse hors bureaucratie. Il s’en retourne dans son jardin d’Éden, Adam d’une nouvelle ère. Très loin de l’apologie du communisme, voici une peinture tendre des oubliés du monde. Du bout du monde.

Brillant, tendre, drôle et be-bop; de l’intelligence à tous les étages: "Aki s’en remet à l’intuition des autres. On forme une équipe depuis longtemps. Je lui ai demandé pourquoi Irma avait ces réactions face aux gens ou aux choses. Il m’a dit qu’il ne savait pas. Mais tu l’as écrit! Et il m’a répondu: c’est pour ça que je t’ai engagée, pour que tu me dises qui est Irma… En ce moment, Aki réfléchit. Le téléphone sonnera en 2004 ou 2005. Et quand il appellera, je serai prête."

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