56e Festival international du film de Cannes : 10 jours en mai
Cinéma

56e Festival international du film de Cannes : 10 jours en mai

Festival des palmes, mais aussi festival du calme. À mi-chemin, peu de coups de coeur, peu de déceptions et pas mal de bonnes choses. Cherchons la palme…

On est là pour travailler, voir la production mondiale de l’année, rencontrer du monde, prendre le pouls de l’industrie; on sait qu’on va à un marathon où il faudra faire le pied de grue une bonne partie de la journée et jouer du coude pour entrer. On sait qu’on va paniquer parce que les rumeurs courent à une vitesse folle et que la frayeur de rater la Palme d’or fait accourir les journalistes, tous badges confondus, plus d’une heure avant le visionnement de presse. On cavale, on sue, on trimballe des tonnes de papier, on mange sur le pouce; et c’est le bonheur! Total. Complet.

Parce qu’on est dans la bulle. Ici, le présent n’existe pas. Producteurs, distributeurs, réalisateurs, propriétaires de salles et autres espèces vivent en avance, dans le futur de leurs projets. Les journalistes, c’est pire: on change d’univers toutes les deux heures. On vit à l’horloge cinéma, en accéléré. En une journée, on absorbe plusieurs langues, on fréquente intimement quelques individus, et on est témoin de l’assassinat de quelques autres. Après, on sort dans la rue pour entendre les hurlements de la foule quand Nicole Kidman sort de la voiture, pour voir les filles courir après des gardes du corps, parce qu’au milieu des gars en noir, il y a un petit Ewan McGregor; ou pour voir sur la plage, face à la mer et sous la pleine lune, les festivaliers affalés qui regardent La Dolce Vita… Cette année, le bonheur est au rendez-vous, parce qu’on écoute du Nino Rota sur la Croisette, dans le cadre d’un hommage à Fellini, avec plusieurs films restaurés et avec l’affiche de ce festival qui proclame Viva Il Cinema, le cri du coeur du maître italien.

Si ce cher Federico revenait aujourd’hui, il verrait lui aussi que le temps est toujours bousculé à Cannes. Il remarquerait sans doute que la production française joue à Retour vers le futur: si on a ouvert ce 56e Festival avec un remake de Fanfan la Tulipe, les agressives affiches placardées sur les devantures d’hôtels annoncent que Roman Duris sera Arsène Lupin, que Depardieu sera San Antonio, que le sergent Blueberry est en route, tout comme Les Daltons et Les Pieds nickelés.

Pour ces derniers, on ne sait pas encore, mais pour Fanfan, on a vu. Et on n’a pas beaucoup aimé. Vincent Perez a un très beau sourire, mais c’est décidé, on reste avec Gérard Philippe. Le film de Gérard Krawczyk (Taxi 1 et 2) tombe dans l’actualisation grossière. On confond sens du rythme et longues scènes de batailles; et il aurait fallu dire à Penélope Cruz de se réveiller pour jouer. C’est bête, le lendemain, c’était The Matrix Reloaded, qui sortait le même jour en France. Fanfan ou Morpheus? Le choix fut clair.

Les plaisirs
Coup de coeur pour l’Amérique. On peut déjà applaudir un petit documentaire hors compétition qui ne démarrait pas si bien, mais qu’en bout de piste on a quitté à regret: The Soul of a Man, film de Wim Wenders, le premier d’une série sur le blues que nous verrons probablement à Montréal. Wenders y souligne sa passion pour les premiers bluesmen (Blind Willie Johnson, Skip James et J.B. Lenoir) et réussit à faire comprendre que le blues est vraiment l’âme de l’Amérique, et d’une façon beaucoup plus immédiate et sensuelle que la littérature ou le cinéma. On veut la B.O. au plus vite. À mi-festival, c’est le dernier film de Gus Van Sant, Elephant, qui remporte ma palme Avec Gerry, vu à Toronto, le réalisateur de My Own Private Idaho vient de reprendre son souffle; Finding Forrester et Good Will Hunting étaient peut-être des exceptions. Ce film en compétition prend une ponction de l’Amérique. On suit des adolescents dans une école secondaire, récoltant un bout de vie de chacun. Ce qui leur plaît, ce qui leur déplaît, ce qui pourrait les faire arrêter de vivre… Ce n’est pas tant la mise en fiction de la tuerie de Columbine qui importe ici, mais plutôt la radiographie d’une société où les adolescents sont rois et sans guide; société candide, insouciante et vivant en vase clos; sidérée quand un coup dur lui tombe dessus. Caméra fluide qui suit les gamins comme un ange gardien, montage en quinconce, jeu sûr et finale brutale: ce film magnifique devrait repartir avec un beau diplôme.

Progression constante: Bertrand Bonello. Après Quelque chose d’organique et Le Pornographe, Tiresia (coproduction québécoise avec Micro_scope) est cette année en compétition officielle, fable à la fois sèche et lyrique. Du Beethoven sur de la lave annonce une version moderne du mythe de Tirésias, homme devenu femme puis redevenu homme, qui finit oracle et aveugle. Un pari gonflé, décrit avec épure et qui draine de multiples interrogations sur la part de féminin dans le masculin et vice et versa, et le rapport au beau et au sacré. Ce serait bien que ce film reparte aussi avec des honneurs.

De Samira Makhmalbaf, À cinq heures de l’après-midi est le premier film afghan post-taliban. Poésie, humour et message politique: la jeune cinéaste (La Pomme, Le Tableau noir) a les mêmes armes que son père, à tel point qu’on ne sait pas où se situe son propre travail (Moshen Makhmalbaf est scénariste et monteur du film de sa fille). Superbes images de burqas bleues dans la chaleur; un palais détruit entre ombre et lumière; et une scène dingue entre un poète pakistanais, une femme afghane qui veut devenir présidente et un soldat français complètement paumé.

Si Samira Makhmalbaf est en compétition officielle, remarquons en passant que c’est plutôt une affaire d’hommes mûrs (Ruiz, Blier, Arcand, Haneke, Miller, Eastwood, Greenaway). Cela dit, ceci n’empêche pas d’aimer Les Égarés, d’André Téchiné. Toujours cette touche ultra-délicate mais très directe qu’a Téchiné pour faire passer le frisson, la retenue et la pudeur. Une femme perdue en plein exode avec ses deux enfants croise un adolescent débrouillard. Ils se perdent et vivent hors du temps dans une demeure vide. Barrières sociales, convictions morales et valeurs vont se troubler. Quand la civilisation se disloque, on se met en mode action. On aime ses premières scènes très touchantes et un jeu serein d’Emmanuelle Béart. Comme si, à force de dégraisser les dialogues, le jeu et la mise en scène, Téchiné trouvait toujours le coeur des choses.

On aime aussi ce film danois à la Semaine de la critique: Reconstruction, de Christopher Boe, qui s’interroge sur le cinéma. La prémisse est intéressante: après un générique où chante Fred Astaire, on nous explique que nous allons voir une histoire d’amour construite pour le cinéma, mais que cela peut quand même faire souffrir… Un premier long métrage sans vaines prétentions, jouant très bien sur les ressorts de la dramaturgie. À suivre. Enfin, The Mother à la Quinzaine est une oeuvre méchante et un rien perverse. Pas dans le genre Greenaway, mais british quand même. C’est Hanif Kureishi (My Beautiful Laundrette) qui a écrit le scénario et Roger Michell (Notting Hill) qui l’a réalisé. Il est rare de voir dans un même film des personnages qui soient tous antipathiques! Voici une famille où chaque membre est égoïste, voici une mère qui décide, à la mort du mari, que la vie peut commencer, et pourquoi pas dans les bras de l’amant de sa fille…

Rions un peu
Le cinéma respecté étant toujours tristounet, les petits comiques sont donc les bienvenus. Dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, à la programmation forte et aventureuse, Kitchen Stories, film suédois et norvégien de Bent Hamer, est un délire total. On y raconte une étude réalisée en Norvège dans les années 50 sur le comportement des célibataires dans une cuisine… Un film loufoque, dans l’esprit de Tati, qui parle de hasards et d’amitiés non programmées. Extra. American Splendor, de Shari Springer Berman et Robert Pulcini, a gagné à Sundance. Si ce n’est plus tellement subversif (la vie d’Harvey Pekar, auteur de BD underground qui se met lui-même en scène, a déjà existé au théâtre, et le nerd n’en est plus à sa première exposition médiatique), mais Paul Giamatti en Pekar est assez marrant. Tendance nette à noter: le style American Splendor, Ghost World et autres Pumpkin (cas sociaux, villes moches) n’est plus de la contre-culture indie, mais un nouveau genre classique du cinéma américain. Il semblerait que la France s’en inspire avec Pas de repos pour les braves d’Alain Guiraudie, aussi à la Quinzaine, qui serait un mélange de brèves de comptoir, de western provençal et de BD underground! On ne comprend pas tout, mais on rit.

Reste le vrai clown. Nanni Moretti est revenu en douce à Cannes pour présenter deux courts. Et c’est le Moretti bouffon qui est monté sur la petite scène de la salle Buñuel, au Palais du Festival. La salle était pleine d’Italiens vendus et de Françaises charmées. Un premier film, The Last Customer, qui ne laisse aucun doute sur le talent du cinéaste, même dans un documentaire, même en anglais, même sans le voir à l’écran. Il filme une famille d’Italiens qui ferme sa pharmacie dans Manhattan après plusieurs décennies, lieu de réunion pour les gens du quartier. Tout est bon: la caméra se faufile au bon moment, le crescendo (en remontant dans le temps) vers l’émotion, les personnages et la musique du groupe Eels. Quant à l’autre, c’est du bonbon, du concentré d’Aprile. Dans Le Cri d’angoisse de l’oiseau prédateur, voilà 20 scènes qui n’ont pas fait partie du film, mais qui seules se décortiquent comme autant de mini-films hilarants, et ensemble comme une surimpression du film.

Les rasoirs
C’est moins drôle chez François Ozon et Swimming pool. Le réalisateur de 8 Femmes et de Sous le sable se lance dans le thriller sensuel, genre Plein Soleil, La Piscine et L’Été meurtrier. Un film de femmes: une écrivaine frustrée (Charlotte Rampling) et une lolita légère (Ludivine Sagnier) se rencontrent dans une maison avec piscine dans le Lubéron. Entre la sexualité débridée de l’une et le livre à écrire de l’autre, cherchons le lien. Longue montée d’un récit qui va se perdre: voilà un réalisateur en panne de sujet. Panne également pour Gilles Marchand avec son premier film, Qui a tué Bambi?. Scénariste de Harry, un ami qui vous veut du bien, il s’est senti à l’aise pour concocter un roman-photo à l’ambiance glacée, à l’image super léchée et à la musique ad hoc. Mais la petite infirmière qui craque pour le méchant loup (docteur psychopathe, Laurent Lucas, très bon aussi dans Tiresia) s’épuise très vite. Ennui.

Dans la catégorie "les grands ont aussi des faiblesses", appelons à la barre Lars Von Trier et Dogville. Le roi des manipulateurs a fait un jeu de Clue en neuf chapitres et presque trois heures; une fable en théâtre filmé avec voix off: tout ce qu’on n’aime pas. Mais Nicole Kidman et le reste de la brochette de stars sont excellents; et le parti pris ultra-agaçant du Danois qui n’en finit plus d’être dogmatique réussit encore à nous pousser dans nos retranchements, et nous force à absorber sa vision du monde. Redoutable. Michael Haneke a quant à lui retrouvé l’habitude de se faire siffler par les journalistes après la séance de presse: Le Temps du loup est une peinture monotone et monocorde de sa vision de l’apocalypse. Voila un film fantastique travaillé dans l’anecdote et le quotidien, mais qui, malgré la présence d’Isabelle Huppert et la force d’un style, ne parvient pas à éviter le soporifique.

Renseignements supplémentaires

Que reste-t-il?
On parlera la semaine prochaine des derniers gros morceaux, de la réaction aux Invasions barbares (qui a toutes ses chances), de La Petite Lili de Claude Miller, Père et fils d’Alexander Sokourov, Mystic River de Clint Eastwood, Purple Butterfly de Lou Ye, Les Côtelettes de Bertrand Blier et The Tulse Luper Suitcases de Peter Greenaway. On verra aussi l’accueil à 20 h 17 rue Darling de Bernard Émond à la Semaine de la critique et celui à La Grande Séduction de Jean-Francois Pouliot à la Quinzaine des réalisateurs.