56e Festival internationaldu film de Cannes : Festival sans flamme
Cinéma

56e Festival internationaldu film de Cannes : Festival sans flamme

Fondu au soleil, Cannes reprend son rythme. Pas que les caniches caramel et leurs maîtresses trop bronzées aient été cette année considérablement gênés par la horde de "gens du cinéma", mais quand même. Année tranquille, cinéma au  tournant.

On ouvre avec un remake (Fanfan), on ferme avec une réédition (Les Temps modernes); on célèbre Cocteau et Fellini, on pleure Pialat. La mort de Jean Yanne a fait plus de bruit que les films. À trop célébrer le passé, c’est le présent qui est devenu flou. Et l’avenir est loin, plus loin que The Matrix. Pourtant, on a crié de joie pour une Palme d’or. Belle, et politiquement doublée. Cri de joie parce que la compétition était faible, que les coups de coeur comme les scandales ne ralliaient personne, jour après jour. Elephant de Gus Van Sant, en prise directe sur les États-Unis, est à la fois une oeuvre d’art et une photo sociale. Humble, le cinéaste américain reçoit deux prix prestigieux, la mise en scène et la Palme d’or. L’un n’est-il pas inclus dans l’autre? Voilà qui aidera peut-être la diplomatie… Patrice Chéreau, président du jury, qui, avec Danis Tanovic, s’occupe de rouvrir une salle de cinéma à Kaboul, a eu l’esprit aventureux et social: un Grand Prix et deux prix d’interprétation masculine pour Uzak, du Turc Nuri Bilge Ceylan; le Prix du jury à Samira Makhmalbaf pour À cinq heures de l’après-midi (une bonne oeuvre, comme on dit); le prix du meilleur film (Caméra d’or) pour Reconstruction, du Danois Christoffer Boe, un film stylé; et, ô fierté nationale, la meilleure actrice à Marie-Josée Croze et le meilleur scénario pour Les Invasions barbares, si aimablement salué par les journalistes internationaux. D’ailleurs, le Québec a encore de quoi bomber le torse: Les Invasions envahissent pleinement; 20 h 17, rue Darling, de Bernard Émond, à la Semaine de la critique, a plu; et La Grande Séduction, de Jean-François Pouliot, en clôture de la Quinzaine, a séduit. Parole de public: leur accent est tellement adorable… Et Lars Von Trier, dont le film Dogville avait remporté 23 % des sondages journaliers pour la Palme, repart donc en camping-car vers le nord, les mains vides.

La classe
Reste que ce 56e Festival était mou. Mais pas sans intérêt: en état de chrysalide, plutôt. Des oeuvres compliquées, bousculées, non linéaires, qui jouent avec le temps et avec la représentation même du cinéma, se questionnant et nous questionnant sans cesse sur le rôle et les limites de cet art. Les auteurs étaient énigmatiques ou paresseux, surtout avares d’explications, et le cinéma conventionnel faisait furieusement rétro. On a poussé dans tous les sens, Peter Greenaway le premier. Cette année, le machiavélique Britannique est arrivé avec un début de trilogie assez génial: The Tulse Luper Suitcases, The Moab Story, sorte de Forrest Gump pour érudits. On aime l’accroche, où un homme fictif est plongé dans le 20e siècle, de la découverte de l’uranium à la chute du mur de Berlin. Des prisons ouvertes, de l’eau, des chiffres, des hommes nus, des rappels de Zoo, de The Belly of an Architect, et de constantes références cultivées qui passent au-dessus de la tête: le voyage est dépaysant, vif et truculent. Le coup de coeur perso de cette seconde semaine aura été pour Père et fils, d’Alexander Sokurov (Moloch, L’Arche russe). Triste oubli du jury. Un second opus familial après Mère et fils (1996) où le Russe, grand maître pictural, conserve sa même palette, mais trace des traits plus concis. Un travail non figuratif de plus en plus ciblé. Voilà une représentation idéale de la relation père-fils, avec mise en images des non-dits si compliqués: on surfe d’abord sur l’iconographie gaie, parce qu’il aurait été malhonnête de ne pas y penser, puis on s’envole dans la pureté de la relation, évoquant la force effarante de cet amour. Chaque cadre est un bonheur, et le montage, autant musical (Tchaïkovski) que verbal (tics de murmures et de soupirs qui accompagnent les mots, comme une pensée en action), est une pure merveille. On a déjà hâte au dernier opus sur les frères et les soeurs.

Le style à l’eau
D’autres ont tenté la différence, mais avec moins de bonheur. Michael Haneke n’a pas plu. Le créateur de La Pianiste, refaisant un film avec Isabelle Huppert, s’est lancé dans l’apocalyptique, le fantastique quotidien. Mais, étant donné son style, cela donne quelque chose de sinistre. Après la mort de l’homme, une femme et ses deux enfants (trio des Égarés, mais loin du Téchiné) attendent avec un groupe d’humains qu’un train passe et les emmène loin. Une fin du monde tournée de nuit, qui développe tout ce que ce genre demande: la croyance en une prophétie, des personnages qui s’accrochent à la civilisation, les qualités et défauts que l’on colle à l’humain en état de survie, de pré-barbarie. Mais la légende est glacée. Comme sont froides les images de Bright Future de Kiyoshi Kurosawa, ses fluorescentes méduses, symboles de la jeunesse rebelle. On patauge dans le sujet (relation père-fils) sans subtilité. Ennui. Idem pour Robinson’s Crusoe, de Lin Cheng-Sheng, gros paquebot esthétisant. Pour Purple Butterfly, de Lou Ye (premier film remarqué, Sushou River), la reconstitution du conflit entre la Chine et le Japon dans les années 30, avec une romance en surimpression, ne comble pas les espoirs. La lumière est splendide, dès la première scène; la délicate Zhang Zi Yi (Tigre et dragon) est bonne actrice, mais les allers et retours dans le temps finissent par noyer le poisson. On s’éloigne.

La Chose publique de Mathieu Amalric, encore un film sur la représentation, tombe à plat; et dans le genre complètement frappé, le film brésilien Film de Amor gagne la palme de la salle qui se vide le plus rapidement, une constante pour son auteur, Julio Bressane. Essai aussi infructueux pour September de Max Faerberboeck. L’auteur avait signé Aimée et Jaguar, mais sa pensée à chaud après le 11 septembre dans l’Allemagne d’aujourd’hui reste une somme convenue de courts métrages.

Bon doublé pour les documentaires: dans Bright Leaves, Ross McElwee effectue un retour aux sources en Caroline du Nord sur les traces d’un ancêtre bafoué, au pays de la culture du tabac et d’une parenté qui crève du cancer. On parle aussi de cinéma, car l’ancêtre bafoué aurait eu les traits de Gary Cooper dans un film de Michael Curtiz, Bright Leaves. À revoir. À voir également, The Fog of War, d’Errol Morris (The Thin Blue Line), entrevue sous toutes les facettes de Robert McNamara, personnage ultra-complexe du 20e siècle. On l’attend avec impatience à Montréal.

Un lapin dans la culotte
Il en fallait un pour se défouler et faire monter la houle. Vincent Gallo était la victime idéale. Comme il arrive souvent en France, le simili-rebelle a été propulsé au rang de star après Buffalo 66. Gallo a pris tout son temps pour concocter un deuxième film et il débarque en compétition officielle avec un truc non standard. Les critiques ont hué et, fait rare, ont quitté la salle avant le générique. L’ego de Gallo vient d’en prendre un coup avec The Brown Bunny, long clip hypnotique. Plan d’entrée avec une interminable course de moto, traversée de la moitié des États-Unis en état de dépression. Arrivée du héros à L.A. où une Chloé Sévigny fantomatique, en temps réel et dans le silence soudain de la salle, lui organise une fellation digne de ce nom. Pour les annales, on retiendra cette scène volumineuse à défaut d’être voluptueuse, un artiste malheureux qui finira par s’excuser, et des journalistes (Libération et Le Monde en première ligne) qui se sont fait prendre au piège de Narcisse.

Le cinéma de papa
Après les élans d’auteurs, cela fait tout drôle de retomber dans le cinéma de papa. La Petite Lili, de Claude Miller, par exemple. Adaptation libre et dans le Morbihan de La Mouette de Tchekhov, où l’on retrouve les personnages dans le milieu du cinéma, ce qui sied bien aux tourments initiaux. Après le Ozon (Swimming Pool), on retrouve la beauté blonde de Ludivine Sagnier. Elle est entourée de quelques fines pointures: Bernard Giraudeau, Nicole Garcia, Julie Depardieu et Jean-Pierre Marielle. Un drame mélo et classique. Rien à dire.

Autre héros de la France, le grand Clint Eastwood a réussi un polar classique de quartier, film solide et formidablement appuyé sur un trio au meilleur de sa forme: Tim Robbins, Sean Penn et Kevin Bacon. Mystic River est un bon film honnête et trapu, avec suspense et rebondissements. Donc, du bon cinoche, il y en a encore. C’est déjà ça de pris.