Blind Spot: Hitler’s Secretary : Moloch
L’impression la plus forte de ce film reste la précipitation des mots. Les mots sortent comme d’une catapulte de la bouche de Traudl Junge, vieille dame élégante au visage triste. Cette femme a été la secrétaire d’Adolf Hitler de 1942 jusqu’au suicide de ce dernier, dans le bunker, en 1945. Depuis près de 60 ans, elle n’a pas voulu parler, n’a pas voulu répondre à l’empressement journalistique. Mais devant l’artiste multimédia (et juif et autrichien) André Heller et le documentariste Othmar Schmiderer (aussi juif et autrichien), alors qu’elle doit se savoir condamnée par le cancer (elle mourra à 81 ans, quelques heures après la première du film à Berlin en février 2002 et quelques jours avant le lancement de ses mémoires), elle décide de se confier. Cela donne un film choc de 90 minutes, Blind Spot: Hitler’s Secretary.
On a donc droit en peu de temps à une avalanche verbale, retenue depuis 6 décennies. Le film a été monté sur 10 heures d’entrevue. Le montage a gommé les hésitations, la fatigue et les silences de cette femme, mais malgré cela, on sent le besoin de dire, de se souvenir, de ne pas omettre. La caméra fixe ne bouge pas du visage à peine expressif, et comme une auto contre-expertise, Traudl Junge est aussi filmée, quelque temps après, se regardant interviewée. Parfois elle ajoute un détail au récit précédent, ou déplore sa façon anecdotique de raconter l’histoire ou ne dit rien. Il n’y a rien d’autre sur notre écran qu’une femme qui parle. Mais il y a tout le reste. L’absence des sempiternels documents d’archives rend possible l’apparition de tous les fantômes de cette sombre période et appuie les tourments de cette femme. On dirait un interrogatoire de police, une garde à vue volontaire. Elle se livre, et ne se pardonne pas.
Elle ne pardonne pas l’inconséquence à la jeune fille de 22 ans qu’elle était. Elle cherchait un boulot, Hitler l’a choisie, elle était impressionnée. Le furher devenait, selon ses dires, une figure paternelle pour celle qui n’avait pas connu son père. Mais cela est réglé dans les premières minutes du film, et Traudl Junge (ainsi que ceux qui la filment) a l’intelligence de ne pas se cacher derrière cette excuse psychanalytique. Elle faisait son boulot sans chercher à savoir, elle était dans l’angle mort de l’information et dit n’avoir rien su de l’extermination des Juifs. Sans détours, elle fait comprendre que cette insouciance politique de trois ans a abouti à une haine du nazisme et un dégoût de soi.
Personne, et surtout pas les cinéastes invisibles derrière la caméra, ne lui cherche d’excuses, mais on comprend dans son récit ce que veut dire le mot pouvoir et les moyens vampiriques d’en user. Elle a été happée dans le cercle intime d’un dictateur, ce qui semble annihiler tout jugement personnel. La description des derniers jours enfermés dans le bunker, avec Berlin en flammes au-dessus, Hitler qui devient comme un zombie, son mariage lugubre avec Eva Braun, la mort du chien Blondie, les enfants de Goebbels qui ont faim, et leur mère qui se promène dans les couloirs avec des capsules de cyanure dans la poche pour eux… Ce récit est haletant, et c’est le plus fantastique vieux scoop qui soit. On voulait savoir, on sait: pas besoin d’autre chose que la voix métallique de cette femme pour s’imaginer la fin d’un tyran.
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