Bernard Giraudeau : Un Français errant
Dans le cadre de la première édition des Correspondances d’Eastman, l’acteur et cinéaste BERNARD GIRAUDEAU lira sur scène Le Marin à l’ancre, une correspondance de voyage lyrique, virile et sensuelle qu’il a entretenue durant 10 ans avec un ami condamné à l’immobilité. Rencontre.
L’oeil liquide, les traits finement ciselés, ennoblis par le temps, Bernard Giraudeau possède une grâce princière que l’on ne prête pas spontanément aux marins: "Mais chez Conrad ou chez Melville, le marin n’est-il pas un prince charmant?" suggère l’acteur en riant. Né à La Rochelle en 1947, cet arrière-petit-fils de cap-hornier qui aura très tôt le goût du voyage suit les traces de son père en devenant marin à 17 ans. Après avoir fait deux fois le tour du monde, le jeune homme quitte la marine; il rêvait d’être capitaine, mais était condamné à finir mécano. Puis un jour, c’est la révélation: "J’ai découvert le théâtre par hasard dans une ville. Le théâtre m’a happé dans un voyage très inattendu; le théâtre, non pas le cinéma, moins intéressant."
Le cinéma est une drôle de planète, écrit Giraudeau dans Le Marin à l’ancre. "Au cinéma, je ne m’y retrouve pas toujours; non pas que j’aie besoin de repères, j’aime bien perdre mes repères, être perdu, avoir peur. Mais au cinéma, comme metteur en scène, j’ai l’impression de tout faire, donc d’imposer mes contraintes et ma responsabilité entière. Quand on est acteur dans un film, on est très vite dans le chaos du montage, des bouts de scènes coupées… Au Conservatoire, j’ai découvert la littérature théâtrale et la poésie, le fait d’être avec des copains sur scène et de raconter des histoires. Moi, on m’avait raconté des histoires, c’était Segalen et Les Immémoriaux, c’était les voyages. Au théâtre, c’était des histoires de vie, c’était Molière qui nous enseigne les travers de nos semblables. Et ça, c’est très excitant, car c’est aussi un très beau voyage intérieur."
Avant de raconter les histoires des autres au théâtre, le marin Giraudeau écrivait les siennes, qu’il jetait pour la plupart au fur et à mesure. Heureusement, les souvenirs perdurent… Nourri des récits de voyages des London, Stevenson, Conrad, Melville et Nicolas Bouvier, ainsi que de la poésie de Michaux et de Cendrars, Giraudeau, qui ne peut rester en place, rencontre un homme qui rêve de voyager: "Je pense parfois en t’écrivant que je ne suis qu’un marin d’encre et que toi, mon ami, le marin à l’ancre, il n’y a que ton corps qui soit ancré à Saint-Jean." De 1987 à 1997, Giraudeau entretient une correspondance avec Roland, cloué dans son fauteuil, qu’il souhaite emmener aux Marquises, là où repose Brel, le grand ami de Roland. Atteint d’une maladie musculaire dégénérative, Roland s’éteint quelques mois avant la date du départ.
Précieusement préservés par Roland, les récits de voyages de Giraudeau deviendront Le Marin à l’ancre, une correspondance virile, lyrique et sensuelle où les souvenirs du marin de 17 ans refont surface au fil des errances de l’acteur-réalisateur. Ces lettres sans réponse évoquent avec une sensibilité qui trahit un grand appétit de vivre les parfums des Îles et les saveurs exotiques, tout en chantant la beauté du monde et des femmes. Et leur laideur… Cette force d’évocation de la splendeur et de la misère n’est pas sans rappeler la prose de Duras: "Duras écrivait l’histoire de cette femme à la recherche du marin de Gibraltar; moi, je suis ce marin à la recherche de cette femme." Flatté, Giraudeau avoue: "Je vais sortir un recueil de nouvelles en avril, Les Hommes à terre, il y a une nouvelle qui s’appelle Indochine, qui est un peu sur mon père et qui fait référence au Barrage contre le Pacifique de Duras."
Au fil des pages, les descriptions de paysages et de villes s’estompent peu à peu pour faire place à l’autre, thème cher au réalisateur (L’Autre, d’après l’oeuvre d’Andrée Chédid qui lui a appris à trouver le mot juste, Les Caprices d’un fleuve), l’interlocuteur muet que le narrateur souhaite retrouver. À la fois impudique et insaisissable, Giraudeau livre des souvenirs tantôt tendres, tantôt violents. Comme cet épisode où il a failli étrangler une prostituée de Kobe: "Je pense qu’on peut tous à un moment donné être des criminels. Il y a des violences partout… L’histoire de Marie Trintignant- avec qui il a tourné Les Marins perdus de Claire Devers-, qu’est-ce qu’on peut dire là-dessus? C’était un rapport passionné qu’ils avaient, un coup de foudre dément. Lui, probablement sous l’empire de l’alcool et du reste, et elle, qui a probablement réagi, ils ont dû se bagarrer, et puis dans cette espèce de fièvre incontrôlable et incontrôlée, c’est allé jusque-là… Je ne suis pas en train de pardonner à quiconque, je dis simplement que l’on reste un peu pétrifié et démuni devant de telles histoires. Je n’ai même pas écrit à Jean-Louis (Trintignant) parce que je ne sais pas quoi faire. À la rentrée, je vais tenter de lui envoyer un mot. Je n’ai même pas voulu lire ce qui est arrivé. Mais c’est ça, la violence. Moi, j’ai vécu cette violence…"
Celui qui se considère comme un voyageur qui écrit a accepté de venir présenter son livre à Eastman. S’inspirant des Nuits de la correspondance de Manosque, pays de Jean Giono, la Société des Nuits d’Eastman, association culturelle fondée par la comédienne et romancière Louise Portal, le critique littéraire Jacques Allard et d’autres résidants de la région, présente la première édition des Correspondances d’Eastman. Du 22 au 24 août, le village d’Eastman deviendra un laboratoire de correspondance épistolaire où tous sont invités à venir écrire des lettres qu’ils pourront envoyer gratuitement, peu importe la destination. Pour sa part, Bernard Giraudeau présentera Le Marin à l’ancre en compagnie de ses musiciens, dont son meilleur ami, le Chilien Osvaldo Torres Feliz, qui a signé la musique des documentaires de l’artiste (La Transamazonienne, Chili Norte, Un ami chilien). "Mais ce n’est pas un spectacle! affirme vivement Giraudeau. Ça s’est fait par hasard. À Manosque, j’ai lu 30 minutes d’abord, ensuite 40 minutes, puis je l’ai fait avec mes deux copains musiciens au théâtre Édouard VII, où on me l’avait demandé. L’expérience a été formidable, j’ai donc gardé cette version qui dure une heure quinze. Il y a de la musique et mes lettres, mais ce n’est pas un spectacle. Je lis comme ça, c’est une lecture au coin du feu, quoi!"
Malgré les critiques favorables, Giraudeau refuse d’être catalogué "écrivain"; il accepte toutefois le mot "écrivant", comme le veut l’expression de Barthes: "Je suis réfractaire au mot "écrivain", mais pas à l’idée d’écrire. Je suis un voyageur, je prends des notes, j’écris des histoires. Là, je suis en train de finir mes nouvelles, des histoires de marins; je fais du théâtre, je répète la pièce avec Charlotte Rampling à la rentrée; après, je vais tourner un film… J’écris, oui, je raconte. On me demande toujours des lettres, des nouvelles pour le ministère de la Culture, j’écris un bouquin sur un peintre de La Rochelle, donc j’écris, oui, c’est vrai. Mais je ne suis pas vraiment un écrivain; être écrivain, c’est tout un travail. Si je finis à 80 ans en ayant écrit une dizaine de bouquins, on pourra dire: ben oui, c’est un écrivain." Ayant freiné ses activités à la suite d’un cancer du rein, l’artiste se dit incapable de choisir entre ses nombreux métiers. Mais si un jour le marin Giraudeau se retrouvait ancré à jamais? "J’écrirais", fait-il à voix basse.
Bernard Giraudeau
Le Marin à l’ancre
Éd. Métailié, 2001, 269 p.