Lost in Translation – Entrevue avec Sofia Coppola : Langue secrète
Cinéma

Lost in Translation – Entrevue avec Sofia Coppola : Langue secrète

D’entrée de jeu, SOFIA COPPOLA donne le ton de son plus récent film, Lost in Translation. Un matin rempli d’une lumière bleue et floue. La forme d’une jeune femme recroquevillée sur elle-même, le visage tourné, les cheveux blonds reposant sur son épaule, est cadrée par la fenêtre de la tour d’un hôtel de luxe. Loin en bas, une ville étrangère, Tokyo, s’étale jusqu’à l’horizon incliné. L’image est solitaire, romantique et belle.

Avec seulement deux films à son actif, Coppola s’est accaparé le marché de la nostalgie filmique. La sensibilité que le public a pu découvrir dans son premier, The Virgin Suicides, un film vaporeux sur le désir non partagé, est encore plus présente dans Lost in Translation. Coppola appelle cela de la "rêverie", mais il s’agit de beaucoup plus. Le film met en vedette Bill Murray sous les traits de Bob Harris, un acteur américain en chute de popularité qui accepte un contrat lucratif pour endosser une marque de whisky au Japon. Il sait qu’il devrait être en train de "jouer dans une pièce ou quelque chose du style", mais il ne peut pas refuser ce genre de chèque. Rendu zombie par le décalage horaire et incapable de dormir, Harris hante le bar de l’hôtel où il est logé, pour finalement croiser le chemin de Charlotte (Scarlett Johansson, dans un revirement de carrière), une compatriote américaine nouvellement mariée, dont l’époux, un photographe agité absorbé par son travail (Giovanni Ribisi), l’a abandonnée à elle-même. Harris et Charlotte échangent des sourires contrits et des remarques interrogatives sur le choc culturel en se consolant dans la compagnie de l’autre. Ils partagent des confidences, sirotent du saké en robe de chambre devant la télé, se perdent dans la vie nocturne de Tokyo et chantent du karaoké dans un minuscule studio. S’il s’agit de romance, c’est plutôt celle qui est engourdie et non consommée. Ils se comprennent, voilà tout.

"Le film montre ces moments de la vie où, pendant quelques jours seulement, vous passez du temps avec un groupe de personnes ou seulement une personne, des instants qui vous font toujours sourire lorsque vous y repensez", confie Coppola, visiblement exténuée, café à la main, dans une suite d’hôtel lors du Festival international du film de Toronto. "Vous ne reverrez peut-être jamais ces gens-là, mais vous en resterez marqué pour toujours."

Coppola s’y connaît bien en termes de rencontres fortuites à l’autre bout du monde. Elle a mené une existence ambulante, avant et même après qu’elle soit devenue réalisatrice. Lost in Translation s’inspire tout particulièrement du temps qu’elle a passé au Japon à "faire de la mode et des choses du genre". Et comme de fait, la plupart des acteurs de soutien japonais étaient des connaissances de la jeune femme. "Je trouve que Tokyo est une ville étrange et excitante et j’ai cru que ce serait une bonne toile de fond pour un film, dit-elle. C’était quelque chose que je n’avais jamais vu."

Tout au long de l’écriture du scénario, Coppola visualisait Murray pour le rôle principal. En effet, il est délicieux dans les moments comiques de "poisson hors de l’eau" du film, en affichant son assurance ironique et subtile, comme d’habitude. Nous vient d’ailleurs en tête une scène où un directeur extravagant et hyperactif supplie Harris d’être "plus intense" pendant le tournage d’une pub de whisky. Une scène géniale. Mais sa performance n’est pas que celle d’un numéro de comique; comme dans son travail récent avec Rushmore et The Royal Tenenbaums, c’est plutôt des couches de sentiment qui font que le personnage est à sa place. "J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui (Murray), affirme Coppola. C’est un merveilleux acteur et c’était amusant de le voir faire ses scènes. C’était exactement ce qu’on a en tête lorsque qu’on s’imagine se tenir avec Bill Murray à Tokyo. Il a un grand coeur et il est attendrissant. De nombreux comédiens sont hostiles, mais pas lui."

Murray et Johansson (qui, il faut le dire, est une révélation dans son rôle de Charlotte: intelligente, attachante et sexy) le rendent bien à Coppola en déployant les émotions les plus délicates. La connexion de leurs personnages nous échappe tout en restant indélébile, tel un rêve qu’ils partagent et duquel ils peuvent tous deux se réveiller, changés pour le mieux, d’une façon cachée, spéciale. Le fait qu’il ne se passe rien au fil des repas et des conversations rend le tout encore plus émouvant. Harris finit par retrouver sa femme et Charlotte, son mari, en nourrissant tous deux un secret ravivé. "Tout est une question de décision, conclut Coppola. Vous êtes dans une situation et il pourrait y avoir différents résultats. Vous pouvez reconnaître que quelque chose existe et en faire l’essai sans avoir à mettre l’autre engagement de votre vie en jeu. Ou plutôt, vous n’avez pas besoin de tout intégrer dans votre vie pour que cela fasse partie de vous…" La voix de Coppola s’efface, puis, après une longue pause, les sourcils froncés, elle ajoute: "Vous pouvez rencontrer quelqu’un et cette impression restera avec vous. Ou cette personne peut vous rappeler une chose qui est à l’intérieur de vous et que vous aviez oubliée".

Coppola peut avoir de la difficulté à décrire en mots ce qu’elle cherchait à montrer avec Lost in Translation. Mais c’est en regardant ce film sage, élégant et ravissant que vous saisissez.

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