Roger Toupin, épicier variété / Entretien : Denrée périssable
Cinéma

Roger Toupin, épicier variété / Entretien : Denrée périssable

Atterrissage d’un ovni dans le paysage cinématographique québécois la semaine prochaine: un long-métrage documentaire d’auteur ayant pour personnage principal Roger Toupin, patron d’une vieille épicerie du Plateau Mont-Royal.

Benoît Pilon déménage sur le Plateau Mont-Royal en 1998. Au fil du temps et des rénovations, le réalisateur constate qu’un curieux voisin habite en face. Souvent, celui-ci s’assoit avec sa mère et joue de l’harmonica sur le trottoir. Tous deux regardent passer les gens, passer le temps, passer les couples qui se dirigent vers l’avenue Duluth, où les attendent terrasses et tables d’hôte. Quand Roger et sa mère ne sont pas dehors, certains passants collent leur visage sur la vitrine réfléchissante et le découvrent appuyé sur son vieux réfrigérateur.

Son nom: Roger Toupin, épicier variété.

"Quand j’ai commencé à vouloir faire un film là-dessus, explique Benoît Pilon (Rosaire et la Petite-Nation, 3 Soeurs en 2 temps), je me suis dit que ce serait l’fun qu’on donne ça pour ce que c’est, avec un côté très plan fixe, très pictural: différentes heures du jour, différentes saisons. Et nous, comme cinéastes, d’aller à la rencontre de ces gens-là, traverser la façade et aller voir l’intimité. Qui sont-ils? Comment se fait-il qu’un lieu comme ça existe encore aujourd’hui, que ça ait survécu à l’an 2000?"

En franchissant la vieille porte d’entrée, Benoît Pilon et son équipe ont voyagé dans le temps. Dans le huis clos où ils ont atterri, ils ont filmé des étagères vaguement garnies de vieilles conserves, un comptoir où repose l’antique registre de l’inventaire, quelques affiches d’animaux, un robinet qui coule… Ils ont surtout remarqué la cafetière de Roger, toujours prête à donner un "p’tit refill" aux habitués de la place, ceux qui rythment l’atmosphère du lieu. Ce sont Maria (la mère de Roger, qui n’a plus toute sa tête), Monsieur Nadeau (l’ami violoneux), Réal (le voisin qui déménage parce qu’il ne trouve plus de stationnement) et Nestor (l’orphelin au franc-parler qui a trouvé chez les Toupin la chaleur d’un foyer inespéré). Et au centre, Roger, le maître de cérémonie de 52 ans qui ne prend pas trop de place.

Le film mène le spectateur dans une autre époque, comme si cet endroit ne pouvait pas réellement exister. Comme s’il s’agissait d’une erreur. Pourtant, il permet de rencontrer un autre monde, peut-être celui d’une société moins intéressée par la course perpétuelle contre la montre et davantage par les rapports humains. La force de ce long-métrage est principalement cette manière de capter et de transmettre le quotidien pour ce qu’il est, sans détour. Cette oeuvre est un laisser-passer privilégié donnant accès à l’univers à la fois simple et riche de Roger Toupin. Fondamentalement, il s’agit d’un exercice de partage dignement réussi.

"J’essaie de donner vie à Roger Toupin et de présenter son petit monde pour ce qu’il est, précise Benoît Pilon. Il transparaît quand même à travers ça un point de vue, mais j’espère que c’est un point de vue humaniste. Regardez le plaisir qu’on a eu comme auteurs à mettre en forme cet univers-là pour vous l’offrir." En regardant le long-métrage, on ne peut s’empêcher de penser à la confiance qui semble unir l’équipe de tournage aux personnages bien réels qui peuplent le dépanneur. Puis, en discutant avec le réalisateur, on sent le même genre de lien.

Benoît Pilon et Jeanine Gagné, productrice, appartiennent tous deux aux Films de l’autre (fondés en 1988 par Benoît, Jeanne Crépeau et Manon Briand), un collectif d’artisans du septième art voué à la recherche et à la liberté de création. "C’est extrêmement difficile de trouver du financement pour du long-métrage documentaire, explique Jeanine Gagné. Par obligation, on a dû faire une version abrégée pour la télé parce que la télé est un déclencheur de financement. On est contents qu’elle nous appuie, mais on aimerait qu’il y ait une façon de diffuser des longs-métrages documentaires à la télé."

Résultat: pour obtenir du financement, il faut accepter de présenter son oeuvre dans un format réduit à 48 minutes (Roger Toupin dure 97 minutes), pratiquement le seul format que la télé accepte de diffuser. C’est ce que Benoît Pilon a fait, la version courte ayant été diffusée à l’émission Caméra témoin de la SRC en juin dernier. "Le lendemain de la fin du montage du long-métrage, on a dû en charcuter la moitié. C’est ça, la situation. Imagine: couper la moitié de n’importe quel film ou de n’importe quel livre que t’aimes…"

Au chapitre des solutions, la plus simple serait d’accepter qu’un documentaire de longue durée puisse être diffusé hors des heures de grande écoute sans que cela ne compromette pour autant l’accès au financement. Ou encore, que certains documentaires affichent des qualités cinématographiques qui les rendent aussi intéressants que des oeuvres de fiction. Au public de décider.

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