Bertrand Bonello : Une tragédie urbaine
Tiresia, le dernier chef-d’ouvre de Bertrand Bonello (Quelque chose d’organique, Le Pornographe), sélectionné à Cannes, réinvente le mythe classique de Tirésias en une splendide fresque moderne. Tout en lyrisme et en lumière, le film sonde la limite précaire qui sépare le rêve du réel. L’artiste, grandiose, livre sa fascination pour la transsexualité et pour les questionnements esthétiques qu’elle soulève.
Moderniser la mythologie grecque? Un défi de taille, que Bertrand Bonello, un jeune cinéaste français de grand talent, a brillamment relevé. Son superbe film a la grâce, le lyrisme et l’émotion d’un drame classique; et dans la confrontation crue du reflet d’une société démente et d’un univers de rêve euphorisant, la mise en scène des sentiments humains propres au mythe – la jalousie, l’amour, le désir, etc. – surgit, éblouissante.
Le mythe grec de Tirésias est surtout fascinant parce qu’il raconte le trajet de l’homme à la femme et de la femme à l’homme, ainsi que l’épreuve de l’aveuglement, soulevant des questionnements esthétiques intemporels. Qu’est-ce que le beau? Jusqu’où la quête du sublime peut-elle nous mener? Captivé par la transsexualité, cette poursuite délirante de la perfection, Bonello a créé une tragédie urbaine où l’on suit le parcours bouleversant d’une prostituée transsexuelle brésilienne de l’état féminin (la superbe Clara Choveaux) à l’état masculin (Thiago Théles, tout aussi troublant). Recueillie à la lisière du bois de Boulogne par le sombre et ténébreux poète Terranova (Laurent Lucas), Tiresia est enfermée dans un sous-sol sordide où le poète la séquestre pour admirer sa beauté – sans jamais la toucher. "Si j’étais très dandy, affirme le cinéaste, j’aurais dit que le geste du poète est un geste d’esthète plutôt que celui d’un pervers. Dans Tiresia, nous sommes dans un univers fantasmagorique." Privé d’hormones, le corps de Tiresia se transforme lentement en celui d’un homme – jusqu’au moment, terrible, où son kidnappeur lui crève les yeux et l’abandonne sauvagement dans le bois.
Réinventer le réel
Dans un deuxième temps, Tiresia, l’homme, est recueilli par une jeune fille (Célia Catalifo) qui découvre ses dons de prophète. Il est aveugle. On le harcèle pour connaître la vérité, le destin. Puis on le hait pour avoir prédit les drames. Une relation intense se tisse alors entre le devin et un prêtre (Laurent Lucas, toujours aussi illuminé) qui cherche à percer le secret de ses visions. C’est que les croyants ont délaissé l’Église pour écouter les paroles de Tiresia; "et le prêtre est plutôt un homme de foi, donc un homme de doute, qu’un homme d’Église, explique Bonello. Entre lui et l’oracle se joue une réflexion sur la parole: qu’est-ce que la parole? Si elle appartient théoriquement au prêtre, le détenteur de la vérité, pourquoi est-elle transmise à travers l’aveugle"?
Par ailleurs, tout oppose ce Tiresia spirituel et lumineux à la Tiresia femme, tellurique et obscure, de la première partie du film. Leur confrontation avec Laurent Lucas, qui joue à la fois le poète Terranova et le prêtre, renforce encore le contraste: "Terranova et le prêtre sont tous les deux hypnotisés par Tiresia, mais le premier l’est pour des raisons esthétiques et le second, pour des raisons spirituelles. Comme on est dans la mythologie, je me suis dit qu’on pouvait se permettre de garder le même acteur pour les deux personnages – d’autant plus que Terranova et le prêtre font face à deux corps différents, puisque Tiresia est joué d’abord par Clara Chovaux puis par Thiago Théles." Ces jeux de rôles complexes soulignent la structure narrative bipolaire de Tiresia: "Le film est composé de deux parties miroirs qui dialoguent symboliquement. Dans la première partie, on est en sous-sol; Tiresia voit son corps se décomposer dans l’obscurité. Dans la deuxième, la vision de Tiresia disparaît, mais la lumière explose. Dans les deux cas, le transsexuel a quelque chose de plus, que ce soit le pénis (sur le corps de femme) ou la vision prophétique. Dans les deux cas, on est captivé par ce que l’on ne comprend pas: comme le dit le personnage, la vie n’est pas une grande joie, mais une fête désespérée – un peu, d’ailleurs, comme la transsexualité."
Scandés par les envolées lyriques d’un Beethoven ou par les complaintes spirituelles d’une Odetta et d’un Iglesias, les plans se succèdent, sculptés par de dramatiques clairs-obscurs, magnifiques comme des tableaux. Et le rythme, travaillé à la manière d’une composition musicale, renforce l’émotion. Bonello, ce grand poète dans la lignée des Chaplin, Dreyer, Coppola et Kiarostami, magnifie le réel à force de métaphores tragiques et rêveuses, en un hommage à la mythologie grecque – qui reste, on l’oublie trop souvent, l’ancêtre du septième art.
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