La Passion du Christ : Histoire ou propagande?
Cinéma

La Passion du Christ : Histoire ou propagande?

On parle déjà d’un succès commercial monstre. Mais si le scandale est toujours bon vendeur, il pourrait avoir dans ce cas-ci des coûts élevés, qui ne se calculent pas en espèces sonnantes, estiment de nombreux observateurs qui craignent que le nouveau film de MEL GIBSON, La Passion du Christ, ne ressuscite des querelles théologiques et politiques  millénaires.

C’est que le film, projeté à partir de cette semaine sur les écrans du monde entier, suscite inquiétudes et colère dans les milieux juifs, qui sont d’avis que tous les ingrédients y sont réunis afin de ranimer les vieux démons antisémites que l’Occident chrétien a mis des siècles à purger.

Pour l’essentiel, on reproche à Gibson, un catholique ultraconservateur (il n’assiste qu’à des messes en latin, selon le rite de Pie V) membre de la Fraternité Sainte Pie X, une organisation dissidente et traditionaliste fondée en 1970, de trahir l’histoire et de faire des Juifs les grands responsables, avant les Romains, de la mise à mort du Christ. Le film dépeignant les Juifs comme des bourreaux assoiffés de sang qui réclamaient à grands cris la crucifixion de Jésus, et dont l’influence en ce sens sur les occupants romains fut déterminante.

De son côté, Gibson, qui dit avoir été guidé par le Saint-Esprit pour faire ce film, soutient avoir été fidèle aux Saintes Écritures, se défendant bien d’être antisémite et de porter préjudice à quiconque, jurant n’avoir voulu que faire une œuvre sur "l’amour, l’espoir, la foi et le pardon". "Ils reviennent avec ce mantra encore et encore. »Il est antisémite, il est antisémite.> Je ne le suis pas. (…) Je ne veux pas lyncher aucun Juif… Je les aime. Je prie pour eux", a-t-il dit.

Par ailleurs, de nombreuses associations chrétiennes de tendance conservatrice ne voient dans l’œuvre que le reflet brutal mais fidèle de l’histoire. Certains allèguent aussi que le pape aurait déclaré, à la suite du visionnement du film: "C’est bien ainsi que les choses se sont passées." Ce qui fait craindre que le film prenne rapidement une couleur politique, aux États-Unis tout particulièrement, reconnus comme principal allié d’Israël. Pour le révérend protestant Ted Haggard, président de l’Association nationale des évangéliques, il n’y a rien d’antisémite dans ce film, et il insiste sur le soutien accordé par les chrétiens à la cause juive au Moyen-Orient. "Il serait dommage que les leaders juifs s’aliènent deux milliards de chrétiens à cause d’un film", plaide-t-il. Abraham Foxman, directeur national de l’Anti-Defamation League (ADL), voit les choses bien autrement et craint que le film ne fomente à nouveau la haine à l’égard des Juifs. "C’est la première fois que nous entendons ce chantage: nous supportons Israël, alors taisez-vous sur l’antisémitisme… Si c’est le prix à payer pour ce soutien, alors non merci."

Déjà, des organisations juives qui s’étaient montrées critiques ont reçu des lettres d’injures. Gibson avait pourtant pris soin de soumettre, dès le printemps dernier, son script à un groupe de théologiens formé de cinq catholiques et de quatre Juifs. Une religieuse, sœur Boys, s’était alors montrée inquiète. "Nous avons eu le sentiment que nous ne pouvions rien changer. Tout le long du scénario, les Juifs sont présentés comme avides de sang. Nous craignons d’assister à une grosse crise dans les relations judéo-chrétiennes." Paula Fredriksen, théologienne à l’Université de Boston, n’éprouvait guère de meilleurs sentiments à l’endroit d’un scénario "…sans intrigue, ni subtilité ni analyse. Les mauvais sont très mauvais et les bons, très bons".

Les camps ne sont cependant pas tranchés radicalement. Des analystes protestants américains sont aussi d’avis que Gibson y va d’une interprétation émotive et littérale des Évangiles répudiée lors du concile Vatican II, qui scella le rapprochement entre Juifs et chrétiens. Depuis, l’interprétation généralement admise des Évangiles voudrait que les puissants occupants romains, voyant en Jésus une menace à leur pouvoir, aient été les grands responsables, et que les élites juives du Temple, bien que près des Romains, leur étaient subordonnées. Le peuple juif dans son ensemble n’aurait donc en rien été responsable de la mort de Jésus.

Le film, qui relate les 12 dernières heures de la vie de Jésus, fut tourné en Italie, en latin et en araméen, avec sous-titres anglais, au coût de 25 millions de dollars, puisés directement dans les poches de Gibson. Les majors d’Hollywood, flairant le parfum de scandale, préférèrent regarder passer le train. Devant le tollé soulevé avant même la sortie commerciale, Gibson aurait récemment déclaré: "J’espère me tromper, mais le pire est à venir."