Jean Leloup : Enfin tout laisser tomber
Les yeux amicalement bandés par l’attachée de presse, je suis conduit à l’intérieur d’un véhicule ronronnant qui semble bientôt nous emmener loin du centre-ville. Tout en retenant un haut-le-cœur passager, j’ai droit à une écoute supplémentaire de la trame sonore du film La Mygale jaune, un docu-fiction signé feu JEAN LELOUP qui vient de voir le jour. Les conditions nécessaires sont alors réunies pour perdre le sens de l’orientation.
Coréalisé en compagnie de Martin Laporte, Thien Vu Dang et Carlos Soldevila, le long métrage met en scène un chanteur populaire décidé à faire ses adieux à une carrière bien remplie, monologuant au volant d’un véhicule qui lui permettra d’aller en pleine nature pour brûler ses effets personnels de rock star. Adieu le chapeau de prestidigitateur, adieu les bottes de cuir et la guitare électrique, adieu l’épuisante foule et sa clameur répétitive. Avant l’apothéose des flammes sacrées, la pellicule nous aura donné droit, durant cette heure et quart, aux meilleurs extraits des concerts ultimes du personnage. Non pas un étalage conventionnel de ses tubes, mais plutôt une transformation en direct de son répertoire grâce à un Leloup Big Band funky à souhait, dans une ambiance plus autodérisoire que nostalgique. D’Antiquaire à Barcelone puis de Sang d’encre à Promeneur, il s’agit là d’un testament d’une grande cohérence, dont le traitement très garage n’empêche pas un certain recul sur ces années de débauche et d’exploration.
Le King n’est plus
Lorsque mes yeux me sont rendus, c’est nul autre que Jean Leloup que j’aperçois au volant de son désormais mythique camion. Ou plutôt Jean Leclerc, nouvellement cinéaste-écrivain dont la tête déborde de scénarios divagants et de bonnes intentions, et qui s’exprime en ces termes à propos d’Exit (titre du coffret triple CD/DVD où figure La Mygale jaune): "Ce film montre l’aboutissement d’une carrière de rock’n’roll, qui finit obligatoirement par un incendie de guitare. Mon prédécesseur, Jimi Hendrix, avait pavé la voie, tout comme les Who et ces autres malmeneurs d’instruments qui se sont succédé! C’est l’image psychédélique totale, c’est le rituel que j’attendais… Il fallait que ma guitare brûle sur un radeau avec mon personnage pour que je retrouve ma liberté. Car c’est pour être libre que j’ai commencé à faire de la musique, et c’est en arrêtant d’en faire que je pourrai continuer à être libre, autrement."
Chère foule, foule aimée, "foule pleine de tas de marde", frénésie longtemps recherchée mais dont le rockeur veut s’éloigner pendant que c’est encore agréable: "La chanson, c’est trop tough. J’ai tout essayé, les plus grosses scènes, les festivals, l’Europe, mais ma paresse fondamentale m’a toujours retenu. En regardant notre film, j’ai clairement vu ma fatigue de tout ça, sous un angle que je ne connaissais pas de moi. Derrière le cabotinage, on peut observer la peur de tourner en rond et d’être enfermé dans une mécanique. J’aime pas les gourous, alors je ne vais certainement pas me mettre à jouer à ça." N’empêche qu’on se demande s’il ne s’ennuiera pas un brin loin des feux, se contentant d’émettre d’occasionnelles nouvelles pièces sur la Toile… "De toute façon, poursuit-il, je n’arrive qu’à produire un maximum de deux nouvelles chansons potables par année. C’est pas suffisant pour alimenter la chaîne promotionnelle."
Une fois passé ces moments plus sérieux, Leloup bifurque sur une route de terre et m’entraîne pêle-mêle dans les méandres de ses préoccupations d’hyperactif: "J’avais pas envie de travailler et ce n’est jamais devenu un travail, la musique. Ç’a toujours été une aventure. Maintenant, je veux continuer à cultiver mes carottes moi-même et à les distribuer dans l’écriture et les films. C’est la vérité qui mène! Je marche à l’honneur et je déteste les mononc’, même si je les aime bien de loin…" Les mononc’, ce sont les bien-pensants qui finissent tous, tôt ou tard, dans la perversion. Ce sont aussi ceux pour qui la francophonie se résume au seul Québec, alors que Leloup/Leclerc ne peut se motiver à créer sans penser à tous les pays où l’on parle français. Question de marché, bien sûr, mais surtout d’ouverture des horizons.
Le phénix de ces bois
Si tout va bien, un deuxième film verra le jour dans quelques mois, qui s’intitulera Noir Destin que le mien. Fabulation? Ce ne serait pas une première, l’artiste prenant un malin plaisir à divulguer ses carnets les plus improbables. "Pour La Mygale jaune, on a fonctionné avec environ le budget d’un disque, révèle celui qui se nomme lui-même Jean Le Pimpant, et j’ai bien envie d’en demeurer à des proportions aussi artisanales. Dans mon prochain film, que je ferai avec Thomas Bégin et Stéphanie Chabot, je raconte l’histoire d’un gars qui perd sa blonde et qui devient empereur dans une tribu primitive où il est entouré de femmes à barbe. Il devient ensuite moine et entre en cure de désintoxication. Puis, le pèlerin découvre que l’Éden est partout, et que tous les hommes sont mortels. On n’est plus du tout dans le domaine de l’autobiographie!"
Mais laissons l’imagination suivre son cours, alors que cet amateur de Réjean Ducharme fantasme de plus belle sur la vie d’écrivain, non sans émettre des doutes sur le milieu de l’édition, lui aussi peuplé de "mononc’". Alors que trois tentatives avortées (dont un "mauvais Kafka" et un "mauvais Céline") ne sont plus que de mauvais rêves derrière l’aspirant scribe, d’autres romans veulent naître au bout de ses dix doigts: "J’ai beaucoup plus de souffle qu’auparavant. Il faut dire qu’un spectacle, c’est un peu comme un roman, et après 15 ou 20 ans de spectacles, j’ai appris à voir plus large. Assembler des pièces dans un certain ordre et gérer des musiciens, c’est un type de mise en scène qui m’a progressivement amené à imaginer des histoires. Écrivain, conclut Jean-Sans-Nom. C’est ce qu’il faut dire aux lecteurs. Écrivain!" On vous laissera le soin de tester les intentions du jeune préretraité en visitant régulièrement le site lecastel.org.
Arrivés au bout de nulle part, nous visitons finalement le mausolée forestier commémorant la fameuse guitare ainsi que le personnage dont elle avait fini par se jouer. Alors que les derniers centimètres de neige s’effacent et que le ruisseau prend de l’ampleur, une odeur de résurrection plane dans l’air. Même si la pâque peut être trompeuse – surtout en compagnie d’un si célèbre menteur -, célébrons ce changement de peau en oubliant tous ces artistes qui refusent de se renouveler.
La Mygale jaune
(La Tribu)