Le bonheur c'est une chanson triste : Maudit bonheur
Cinéma

Le bonheur c’est une chanson triste : Maudit bonheur

Dix ans après Ruth, son premier long métrage, le réalisateur FRANÇOIS DELISLE revient en force avec un film qui brouille joyeusement les frontières entre la réalité et la fiction en empruntant au cinéma direct et, aussi surprenant que cela puisse paraître, à la comédie musicale. Tourné dans l’urgence de créer, Le bonheur c’est une chanson triste met en vedette une ANNE-MARIE CADIEUX d’un naturel confondant dans le rôle d’une publicitaire qui quitte son emploi pour interroger, caméra au poing, les passants sur la signification du bonheur. Tête-à-tête avec le cinéaste et l’actrice.

Rencontrés dans un sympathique café par une matinée ensoleillée, François Delisle et Anne-Marie Cadieux respirent littéralement le bonheur, tout fiers du succès remporté au Festival de cinéma des 3 Amériques, à Québec, où ils ont présenté Le bonheur c’est une chanson triste. Pour la comédienne, que l’on a vue au grand écran chez Charles Binamé (Le Cœur au poing, Séraphin, un homme et son péché) et, bien sûr, chez Robert Lepage (Le Confessionnal,, La Face cachée de la lune), ce film tourné à petit budget a été un véritable cadeau. En plus d’avoir la chance d’y interpréter le premier rôle et le plaisir de travailler avec un nouveau comédien chaque jour, parmi lesquels Luc Proulx, Frédérick de Granpré, Marie Brassard et Micheline Lanctôt, elle affirme surtout avoir été séduite par l’authenticité et la sincérité de la démarche du scénariste-réalisateur, également caméraman et concepteur de l’affiche et du site Internet du film. Quant au cinéaste, qui avoue à la blague avoir aussi servi de chauffeur et de styliste à l’actrice durant le tournage, Le bonheur… lui permettait enfin d’exprimer son grand besoin de créer. Mais d’abord, pourquoi un film sur le bonheur?

"C’est parti d’un désir de cinéma et du souvenir lointain que j’avais d’un film de Chris Marker, Le Joli Mai, où l’on voyait une famille devant une boucherie alors que l’on entendait la voix d’Yves Montand leur demandant ce qu’était pour eux le bonheur, explique Delisle. Le personnage d’Anne-Marie est autobiographique; j’avais une idée de la trame narrative, puis j’ai décidé d’aller tenter l’expérience avec une petite caméra. J’arrêtais les gens au hasard pour leur poser la question; ça pouvait durer jusqu’à 20 minutes."

Tourné à Montréal en pleine canicule, Le bonheur… raconte les errances d’une conceptrice publicitaire, Anne-Marie, qui abandonne son travail le jour où elle trouve une caméra vidéo. Arpentant les rues, elle filme au hasard des passants à qui elle demande leur définition du bonheur: "Ce qui est intéressant, raconte Anne-Marie Cadieux, c’est que le fait que le personnage porte mon nom et que l’on me voit filmer les autres comédiens sème la confusion entre la fiction et la réalité. Mon défi était que ça ait l’air le plus naturel possible parce qu’avec ce type de film-là, si t’as l’air de jouer, ça ne marche pas. À Québec, un spectateur a cru quelques instants qu’il s’agissait d’un documentaire."

Ce qu’en pensent les intéressés
Anne-Marie se fait demander s’il s’agit d’un documentaire ou de télé-réalité; vouliez-vous relancer le débat? Pensez-vous que l’un égale l’autre?
FD: "Star Académie n’existait pas quand j’ai commencé le projet… Le fait de faire quelque chose sans but peut être très choquant pour certaines personnes, comme l’exprime le personnage tenu par Miro. Mais c’est un hasard; enfin, disons que c’est dans l’air du temps…"

AMC: "Moi-même, je lui ai demandé pourquoi elle ne devenait pas cinéaste. Je me disais que si elle faisait ça, c’était pour exprimer sa part créatrice. C’est intéressant parce que c’est un débat qu’on a eu, mais ce n’est pas le propos du film. Toutefois, quand Jean-Claude Labrecque se fait accuser de faire de la télé-réalité parce qu’il a tourné À hauteur d’homme, je trouve ça effrayant! T’as le goût de dire que tourner un documentaire, ce n’est pas la même chose que de mettre des gens dans un cadre X et de les filmer; le documentariste a un vrai point de vue; même s’il filme une vraie campagne, ce n’est pas de la télé-réalité."

L’aspect cinéma-vérité donne à penser que certains passages sont improvisés…
AMC: "Pas du tout! Tout est écrit! Quand j’ai vu le film, à la toute fin, j’ai beaucoup aimé cette impression de cinéma direct. Également, le montage de Pascale Paroissien contribue beaucoup à cet effet de spontanéité et de fébrilité."

FD: "C’est vrai, on ne pouvait pas le monter comme un film straight, il fallait trouver une forme bien organique. Je pense que sur le plateau, c’est un peu la même chose, la structure du film n’est pas très classique. Jusqu’au bout, ma grosse angoisse a été de voir comment le film allait être accueilli au niveau de la forme. Le fait qu’il y ait deux types d’images, deux caméras… je me demandais si les gens allaient comprendre quand l’on change de point de vue."

Au fur et à mesure que le conversation se poursuit, force est de constater la belle complicité qui unit la comédienne et le scénariste-réalisateur. La première, rompue à l’exercice de l’entrevue, et le second, visiblement nerveux à quelques jours de la sortie de son deuxième long métrage, complètent très souvent les propos de l’autre, tenant à apporter quelque détail ou remarque afin d’enrichir la discussion. Pas de doute, le tournage s’est avéré, pour l’un comme pour l’autre, une expérience enrichissante:

AMC: "Chaque jour, un nouveau personnage entrait en scène…"

FD: "Elle faisait l’hôtesse! Je n’avais rien à faire, elle s’occupait de mettre les acteurs à l’aise."

AMC: (rires) "C’est pas vrai! François nous réunissait avec "l’acteur du jour". Je sais que c’est difficile, juste une journée sur un tournage, parce que tu rentres dans un univers, donc la personne qui est toujours là doit s’occuper de bien accueillir les acteurs. D’ailleurs, tout le monde a bien saisi le ton du film, et ça, c’est grâce à François…"

Possédant tous deux le même niveau d’exigence, Delisle et Cadieux répétaient les scènes jusqu’à plus soif en compagnie des différents acteurs. Une fois satisfaits, le tournage pouvait commencer; afin de bien saisir la spontanéité du moment, peu de répétitions se faisaient avec la caméra. Le fait que Delisle filmait lui-même les scènes permettait aux acteurs de se sentir plus à l’aise: "C’est un film sur la rencontre, les contacts entre les êtres humains, explique Anne-Marie Cadieux, donc, tout se construit autour de ça. L’avantage d’être de tous les plans, c’est que tu fais corps avec le réalisateur et la caméra. Comme François était derrière la caméra, et que l’acteur se branche beaucoup sur le réalisateur, on se branchait sur son énergie, et lui sur la nôtre, ça devenait un mouvement fluide. Tous les acteurs sont rentrés facilement dans cet univers."

Ayant abordé le suicide chez les jeunes par le biais d’une adolescente (Ruth), Delisle met également en scène une femme qui remet en question son avenir professionnel, de dures réalités que vivent plus souvent les hommes. Pourquoi avoir choisi un personnage féminin? "J’ai bien de la difficulté à m’identifier à des personnages masculins, c’est une question de sensibilité, avoue François Delisle, j’ai plus de facilité à communiquer mes idées à des femmes. Avec une fille, la part de danger à errer seule dans la ville ajoute beaucoup de densité." De fait, fort de cette dimension urbaine, Le bonheur c’est une chanson triste se révèle un film où le propos s’harmonise avec la forme: "De plus, ce que j’aime, c’est qu’il n’y a pas de morale et qu’on n’y trouve pas de réponses… sauf qu’on y dit que de rencontrer des gens fait du bien, qu’il n’y a que ça d’important", de conclure Anne-Marie Cadieux.