Les Égarés : Perdus dans le même décor
Cinéma

Les Égarés : Perdus dans le même décor

Répondant à une commande du producteur Jean-Pierre Ramsay Levi, André Téchiné n’en propose pas moins avec Les Égarés une œuvre personnelle, sans les compromis artistiques qu’un tel exercice implique trop souvent. Librement adapté du livre Le Garçon aux yeux gris de Gilles Perrault, ce 16e film du réalisateur évoque de manière à la fois sobre et intense un pan dramatique de l’histoire du 20e siècle. Énième variation sur le thème de l’exil en temps de guerre, Les Égarés prend lieu et place en juin 1940 alors que les affres de l’occupation allemande dans l’Hexagone poussent à l’exode un nombre important de familles françaises déjà, pour la plupart, éprouvées par la perte d’un ou de plusieurs proches. Parmi ces familles douloureusement affligées, il y a celle d’Odile, personnage joué avec une surprenante retenue et une touchante humilité par Emmanuelle Béart.

Veuve et mère de deux enfants, Odile suit un convoi d’expatriés lorsqu’un avion de chasse allemand prend pour cible la colonne de réfugiés. Dans l’affolement et la panique qui s’ensuivent, Odile, hébétée, choisit bien malgré elle de fuir la caravane en déroute et de suivre avec ses enfants un adolescent inconnu surgi d’on ne sait où. Du haut de ses 17 ans, ce garçon, Yvan (intense et mystérieux Gaspard Ulliel), réussira à convaincre Odile, et surtout Philippe, l’aîné de cette dernière, de la nécessité, pour elle et sa famille, de trouver refuge dans la forêt avec l’espoir d’y investir, à leur tour, une maison désertée par ses habitants. Ils trouveront dans les bois un véritable domaine retiré de la civilisation et, incidemment, coupé des tragiques événements qui ont lieu au même moment dans un monde qui semble soudainement s’évanouir autour d’eux, comme un mauvais rêve s’estompe à l’éveil.

Progressivement, cette maison deviendra moins le refuge d’une famille éplorée qu’un lieu hors du temps et de l’espace dans lequel se noue autour de la présence de l’énigmatique étranger une singulière intrigue morale. André Téchiné utilise le décor de cette demeure perdue pour y élaborer en toute subtilité le théâtre d’une dualité entre le caractère intuitif et naturel de l’analphabète Yvan et le jugement raisonné et culturel d’Odile l’institutrice. Cette dualité qui prend diffusément corps dans le complexe personnage de Philippe, déchiré entre le respect maternel et la fraternité humaine, démontre avec acuité, et à une échelle réduite, que l’homme, tout aussi raisonné prétend-il être, risque à tout moment de basculer dans l’animalité la plus irraisonnée. Un risque inopiné que sous-entend d’ailleurs une savoureuse réplique de la petite Cathy pour qui dormir à la belle étoile consiste surtout pour elle à vivre comme des animaux.

Ponctué d’images d’archives dont on peut toutefois questionner la pertinence, Les Égarés est un film sur la guerre dont la guerre est quasi absente. Hormis l’efficace scène du début, Téchiné, dans un style judicieusement épuré, évite par la suite de représenter la brutalité du conflit pour mieux l’en hanter les lieux et l’en habiter ses protagonistes. Malgré quelques longueurs, le film réussit néanmoins à provoquer par la simplicité une profonde réflexion sur la "nature" des grands et petits conflits de ce monde. Plus qu’un prétexte, la guerre devient dans ce cas-ci le menaçant hors-champ d’une raison qui n’en finit plus de s’égarer.

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