Chloé Sainte-Marie : La muse écorchée
Il y a 22 ans, CHLOÉ SAINTE-MARIE fit la rencontre d’un grand visionnaire, devenu véritable pionnier du cinéma québécois, Gilles Carle. Elle devint sa muse, sa tendre compagne. Maintenant affaibli par la maladie, le cinéaste ne parle plus et Chloé sert de mégaphone à ses pensées, pour mener à bien ses batailles sur la place publique et pour veiller à la perpétuité de son œuvre…
D’emblée, Chloé Sainte-Marie rectifie un point: si ce n’était pas de l’état de son compagnon de vie, c’est avec lui et non avec elle que je m’entretiendrais. La chanteuse aux cheveux rubis a été nommée porte-parole de la première édition du Festival Images et Lieux de Maniwaki, qui rend hommage à Gilles Carle. "Je suis la porte-parole, mais de Gilles; je parle pour lui, parce qu’il ne peut plus le faire. Comme me disait un jeune poète, c’est comme s’il avait fait vœu de silence, ça ne sort presque plus, c’est trop dur pour lui", avoue-t-elle avec tendresse, au bout du fil dans son havre de l’île Verte. Elle arrive tout de même à communiquer avec l’homme de sa vie, parkinsonien, à l’aide du regard et du toucher, et c’est avec conviction qu’elle affirme qu’il a été très heureux et ému de cet hommage. Ayant vécu sa petite enfance à Maniwaki, Gilles Carle a manifesté beaucoup d’affection pour la Vallée-de-la-Gatineau, où il a d’ailleurs situé plusieurs de ses longs métrages, tels que Maria Chapdelaine et La Guêpe. Le Festival, qui présentera nombre de ses œuvres, souligne l’importance du cinéma des régions et à thématique rurale. Le cinéaste semblait donc tout indiqué pour en être la figure de proue: "La petite enfance, c’est la plus importante, c’est elle qui est restée gravée dans sa mémoire, dans son subconscient, et ça se trouve dans son œuvre. Il a beaucoup de souvenirs de sa mère qui enseignait à Pointe-Confort, de toute cette splendide vallée."
Chloé Sainte-Marie décrit l’homme qui l’a dirigée dans une dizaine de productions (Pudding Chômeur) comme un grand créateur avisé d’une sensibilité sans pareil: "Gilles, ce n’est pas un contemplatif; il ne vit que dans son imaginaire et il recrée la vie. L’endroit où nous habitons est absolument magnifique, mais je n’ai jamais vu Gilles s’asseoir, être zen et contempler. Il absorbe tout; en cinq minutes il a tout compris, tout vu, tout est dans sa tête… C’est un actif, un être novateur, qui est toujours en mouvement. Et c’est ce qui rend sa maladie si triste parce que c’est un homme d’une intelligence et d’une vitalité rares…"
Un concours de courts métrages en partenariat avec la plateforme web Silence on court donnera lieu à la remise du premier Prix Gilles Carle à un jeune cinéaste de la relève. Un Kino Kabaret donnera aussi l’occasion à cinq équipes en herbe de créer des films s’inspirant de l’œuvre du pionnier du cinéma.
"Gilles a toujours réussi à faire ses films en toute liberté et parfois même, comme il disait, dans l’anarchie. Il profitait de l’ONF, des institutions et des producteurs pour pouvoir créer librement. Il avait cette intelligence qui se ressent dans ses films. Aujourd’hui, c’est plus hiérarchisé et c’est beaucoup plus difficile de faire un film. Alors, je pense que les jeunes, dans l’œuvre de Gilles et dans son autobiographie, vont découvrir un homme libre qui n’a jamais accepté la moindre concession."
Champ de bataille
Chloé Sainte-Marie mène une bataille financière et politique depuis des années pour qu’on accorde une rente viagère à celui qu’elle décrit comme "patrimoine vivant". Dès les premiers mots, sa voix s’anime et devient boule de feu: "Si je ne me battais pas, il serait dans une institution et dans la "desh"! Ça ne suffit pas, les hommages, il faut que le gouvernement lui donne une rente ou qu’on lui donne des subventions sous forme de projets. Ce n’est pas normal: au Japon, des êtres comme Gilles, on les déclare patrimoine vivant, et s’ils ne peuvent plus subvenir à leurs besoins, c’est leur pays qui soutient les créateurs… Même en Haïti, un pays pauvre, on donne une rente au poète national! Comment ça se fait que le Québec n’est pas capable de lui donner quelque chose?"
Ayant deux "aidants naturels" à domicile, Chloé ne peut plus subvenir aux besoins de son conjoint et cogne désespérément à la porte des gouvernements. L’an dernier, on lui accordait une subvention pour la réédition des œuvres cinématographiques de Gilles en DVD avec laquelle elle a survécu pendant quelques mois. On lui en a ensuite octroyé une pour la publication de ses scénarios, mais on n’a pas donné suite à la phase deux du projet. "Et là on repart en guerre… lance-t-elle à bout de souffle. Mais ce n’est pas vain parce que je vais me battre encore, ils n’auront pas le choix. Il a reçu l’Ordre du Canada, l’Ordre du Québec, la Légion d’honneur en France… Des prix, je pourrais en donner une page sans arrêter. Il est dans tous les dictionnaires du monde et on le traite comme de la merde!" Chloé a l’intention de remettre le prix de l’Ordre de la Pléiade que Gilles a reçu l’hiver dernier: "C’est de la déculpabilisation. Il a une belle œuvre, il a fait de beaux films, mais maintenant "viens pu nous déranger"; on lui remet une plaquette et allez, à la maison…"
La tendre muse pétillante qu’elle était a laissé place à une femme écorchée qui n’a pas fini de se battre pour l’homme qu’elle aime. En attendant, elle est heureuse de pouvoir l’accompagner dans un festival qui mettra en lumière le caractère précurseur de son œuvre et de son génie. Avant qu’il soit trop tard…
Du 13 au 15 août
En différents lieux
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