Le Petit Jésus : La Sainte Famille
Avec Le Petit Jésus, André-Line Beauparlant signe un deuxième documentaire bouleversant et intimiste dans lequel elle donne une fois de plus la parole aux gens ordinaires. Rencontre avec la réalisatrice.
Il y a presque trois ans, André-Line Beauparlant a impressionné la critique et le milieu du documentaire avec un premier long métrage, Trois princesses pour Roland, que personne n’attendait. Ce très beau film, touchant et percutant, révélait l’existence de trois générations de femmes d’une même famille, prisonnières du cycle de la violence et de la dépendance. Près de trois ans après ce premier succès d’estime, la réalisatrice propose un second long métrage documentaire, Le Petit Jésus, film profondément humain sur une famille (encore une fois) ayant vécu avec un enfant handicapé.
Si entre Trois princesses… et Le Petit Jésus, l’approche esthétique et le contexte de production demeurent essentiellement les mêmes (sujet intimiste privilégiant l’entrevue, moyens très limités), une chose a cependant changé: cette fois, André-Line Beauparlant et son film étaient attendus! "J’ai vraiment essayé de ne pas penser aux attentes. Il faut mettre ça de côté, sinon on ne fera jamais rien. Mais, en même temps, et contrairement à mon premier film, j’étais davantage préoccupée par le résultat. Je savais qu’au bout de la démarche, il y aurait un film et des journalistes, qu’on allait peut-être me reprocher d’avoir fait un film de famille… Mais tout au long de la préparation et du tournage, je revenais tout le temps à cette histoire, à laquelle je croyais. Je ne savais pas si ça allait être bon, si ça allait réussir… mais je savais que j’avais une histoire de famille à raconter".
Cette famille, André-Line Beauparlant la connaît bien, puisque c’est la sienne. Dans un style entre reportage et essai vidéo, la réalisatrice tourne sa caméra vers les siens, délicatement, en leur laissant toute la place et tout leur temps, sans les bousculer. On rencontre ainsi sa sœur Brigitte, son frère Éric, sa mère Pierrette et son père Jean. Tous parlent avec simplicité et sincérité de Sébastien, le plus jeune enfant de la famille Beauparlant, né lourdement handicapé en 1977. Pourtant ce n’est pas de Sébastien dont il est vraiment question ici, mais bien d’une famille et de la tempête qu’elle a dû traverser. Et des démons qui se sont dressés sur son chemin.
"Avec ce film je voulais parler de la famille. Et puisque je pars toujours de ce que je connais, j’ai parlé de la mienne. Je n’avais pas besoin de l’histoire des autres. Et puis, il y a ceci: comment aller voir une famille et lui demander de me parler d’un enfant handicapé? Remarquez, je l’ai fait. J’ai rencontré une femme qui avait un enfant comme mon frère. Mais ce n’était pas intéressant. Cette femme était charmante, mais c’était une inconnue et elle avait beaucoup de choses à protéger. Mais ma mère n’a pas à se protéger avec moi. Elle m’aime, elle me fait confiance. Alors moi, en tant que cinéaste, je peux aller plus loin".
L’ABSENCE RÉVÉLATRICE
Méthodiquement, Le Petit Jésus sonde l’âme d’une famille dont le présent porte encore les blessures du passé. Une famille endeuillée, aussi, par la mort toute récente de Sébastien, l’objet de tous les témoignages. Évidemment notre premier réflexe est d’évoquer, à nouveau, Trois princesses…, dans lequel le fait de parler d’un disparu permettait de mieux révéler les vivants. De même, dans Le Petit Jésus, parler de Sébastien, c’est d’abord parler de la souffrance d’un frère, de la douleur d’un père, de l’amour inconditionnel et presque mystique d’une mère. Or cette absence de Sébastien, la réalisatrice ne l’avait pas prévue. "Je voulais tourner le film avec mon frère, mais il est mort en cours de route. Je n’ai pu tourner que quelques images avec lui. Quand il est décédé, j’ai tout arrêté. Je ne savais plus quoi faire. Puis, j’ai décidé de faire le film quand même, mais autrement".
Avec Le Petit Jésus André-Line Beauparlant a réussi à oublier la forme et à revenir à la rencontre de sa propre famille, à l’écouter et à la laisser parler de cet enfant qui a brusquement bouleversé toute la dynamique familiale. En voix off, tout au long du film, la réalisatrice explique comment la venue du petit Sébastien a coïncidé, pour la petite fille de 11 ans qu’elle était alors, avec une série de traumatismes: le silence de sa mère, la détresse de son père, l’attente du miracle. Miracle auquel tous ont cru, pendant un certain temps. Poupon, Sébastien n’avait-il pas été le petit Jésus dans la crèche vivante, pendant que ses parents personnifiaient Joseph et Marie?
Par cette approche profondément humaine, le film devient très touchant. Et le style minimaliste de Beauparlant contribue de belle façon, comme dans Trois princesses pour Roland, à en arriver à l’essentiel, c’est-à-dire regarder et écouter ces gens "ordinaires" dire ce qu’ils sont, fondamentalement. "Je parle à des gens qui n’ont pas souvent la parole, à qui on ne demande jamais leur avis". Mais contrairement à son premier film, Beauparlant n’est jamais présente à l’image. "D’instinct, j’ai eu l’impression qu’il me fallait plus de recul. Il fallait que je sois cinéaste et non la fille de mon père et de ma mère. Dans Trois princesses…, je voulais être là pour tenir la main à ces femmes. Mais cette fois je ne pouvais pas, parce que j’aurais moi-même pleuré. J’aurais perdu le fil. Distante, je pouvais garder le cap, continuer à poser mes questions, laisser ma mère pleurer, attendre, revenir avec une autre question… Ce fut une sage décision, je ne sais pas comment j’aurais pu faire autrement".
UNE FAMILLE CHOISIE
On l’aura deviné par le titre, la religion plane constamment sur le film. Elle est partout: dans cette impression que la famille Beauparlant se soit sentie choisie, dans la conviction de la mère d’avoir réalisé son rêve de jeune fille (elle voulait devenir religieuse et aider les malades!) et dans la présence de ces deux animatrices d’un mouvement catholique, qui disent avoir rencontré Dieu par l’entremise de Sébastien: "La lumière des yeux de Sébastien reflétait la lumière de Dieu", dira l’une d’elles.
Immédiatement après cette réplique, la réalisatrice nous montre la première d’une série de photos de Sébastien (on ne l’a encore jamais vraiment vu). Cette première photo est la plus dure de toutes: contrairement à d’autres images, Sébastien n’est pas beau. Il louche, son regard est clairement celui d’un enfant lourdement handicapé. La réalisatrice venait de mettre le poing sur la table. "Depuis un bout de temps dans le film, on entendait dire à quel point c’était extraordinaire d’avoir un enfant handicapé. Que cet enfant était pur, qu’il avait le regard de Dieu… Wo, minute! Faut quand même voir de quoi il a l’air! Ce n’est pas qu’extraordinaire, un enfant handicapé. C’est lourd, c’est pas beau, c’est pas autonome, ça prend tout l’espace. Et à 11 ans, c’est violent d’avoir un frère handicapé. Et tu ne peux pas le dire, parce que tes parents te répètent que c’est tellement extraordinaire".
Le Petit Jésus est plein de ces oppositions, de ces contrastes entre le rire et les larmes, entre l’espoir et le désespoir, et, surtout, entre le dit et le non-dit. Avant tout, ce film est une belle histoire d’amour. Histoire de l’amour que la cinéaste éprouve pour les siens. Histoire de respect aussi, pour ce qu’ils sont, ce qu’il ont vécu et ce qu’ils ont à dire.
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