L'Esquive : La faute à Marivaux
Cinéma

L’Esquive : La faute à Marivaux

Dans L’Esquive, Abdellatif Kechiche met en scène des jeunes de la cité qui découvrent les jeux de l’amour et du hasard en montant une pièce de Marivaux. Entrevue avec le prodigieux  réalisateur.

En 1995, La Haine de Mathieu Kassovitz s’avère un véritable choc culturel. Pour la première fois, on donne une voix aux laissés-pour-compte des banlieues de Paris. En plus d’y illustrer leur dur quotidien, le réalisateur nous fait découvrir un français truffé de verlan auquel peu étaient jusque-là habitués. À tel point que l’on distribue un lexique à l’entrée du cinéma afin que les spectateurs puissent suivre le déroulement de l’intrigue. Depuis, le langage de la cité a débordé de son cadre pour envahir le cinéma, la télé et la publicité. Même si certaines expressions nous échappent encore, cet accent aux consonances arabes nous est devenu aussi familier que l’accent parigot ou celui de Pagnol. Avec son deuxième long métrage, Abdellatif Kechiche (La Faute à Voltaire) livre une oeuvre coup de poing en donnant au langage de la cité ses lettres de noblesse et en offrant un portrait positif de jeunes banlieusards en quête d’amour.

"Une grande partie de la population française vit dans les banlieues, d’expliquer le cinéaste lors de son passage au Festival du nouveau cinéma, elle n’est pas visible parce qu’elle existe peu à l’image; en publicité, on nous offre une caricature de la cité. On a l’impression que c’est une micro-société avec des problèmes qu’il faut résoudre, c’est tout. J’avais envie de casser avec l’image de la cité véhiculée par les médias, le chômage, la violence, la drogue, les viols collectifs qu’on a beaucoup mystifiés. J’avais envie de parler tout simplement et de façon plus réelle de ce qui s’y passe. L’Esquive, c’est une fiction qui s’inscrit dans une réalité sociale; le père de Krimo est en prison, la cité est omniprésente ainsi que la difficulté de communiquer. Mais il y a une vie qui est là, des gens qui veulent communiquer entre eux et qui s’aiment. En général, on présente le jeune de cité comme un macho agressif, mais lors du premier émoi amoureux, chez n’importe quel jeune, on remarque une certaine fragilité."

Marivaudages

Âgé de 15 ans, Krimo (Osman Elkharraz, d’une grande sensibilité) passe ses journées à glander avec ses copains. Lorsqu’il s’éprend de Lydia (sublime Sara Forestier, césar du Meilleur espoir féminin), qui incarne Lisette dans Les Jeux de l’amour et du hasard de Marivaux qu’elle et ses amis présenteront au lycée, il met tout en œuvre pour hériter du rôle de Arlequin. Malheureusement, Krimo se révèle un piètre acteur et Lydia tarde à lui dire si oui ou non, elle deviendra sa petite amie.

Dès les premiers instants de L’Esquive, le naturel confondant des jeunes acteurs non-professionnels surprend et ravit. Par moments, l’impression de voir un documentaire sur une troupe de théâtre amateur effleure l’esprit. Kechiche s’attarde sur les répétitions de la petite troupe où les réelles émotions des protagonistes, dont la caméra fébrile et attentive capte les moindres expressions, se dévoilent. À l’instar des personnages de Marivaux que ces jeunes interprètent avec leur accent coloré et une maladresse (feinte) touchante: "Pour moi, d’avouer le lauréat des césars du Meilleur film, Meilleur scénario et Meilleur réalisateur, Marivaux, c’est l’auteur le plus révolutionnaire par la place de choix qu’il donnait aux valets et aux soubrettes; pour la première fois au théâtre, ces personnages avaient le droit de s’exprimer, d’avoir des doutes. "

Bien que le cinéaste nous entraîne dans l’univers léger de Marivaux, il nous ramène abruptement au dur quotidien de la cité lors d’une scène démontrant sans fard la brutalité policière: "Je n’ai voulu accuser personne, de se défendre Kechiche, ce n’est qu’un constat. Je l’ai tellement observé durant la préparation du film, des repérages et ces jeunes y sont tellement habitués… On ne sait pas pourquoi les choses se passent ainsi, mais il ne faut pas oublier cette réalité."

Ce bref rappel à la réalité ne nous fait pourtant pas oublier qu’il y a chez ces jeunes une folle envie de vivre et de se sortir de leur milieu. Le visage de la France sera-t-il de plus en plus multiethnique au grand comme au petit écran? "C’est difficile en France, il y a un tel conservatisme, mais ça va se faire…, d’espérer le cinéaste d’origine tunisienne, lui-même acteur. Le désir de créer et de faire de l’art existe chez ces jeunes. Peut-être qu’un film comme ça peut faire réfléchir les décideurs. Il y a un réel potentiel, ç’a été une chance pour moi de travailler avec ces jeunes, de découvrir une énergie nouvelle."

Voir calendrier Cinéma