Darwin's Nightmare : Misère noire
Cinéma

Darwin’s Nightmare : Misère noire

Darwin’s Nightmare, de Hubert Sauper, nous passe un K.-O. terrible avec ses images insoutenables et son regard implacable. On n’avait encore rien vu de tel sur la misère humaine. Entrevue avec le réalisateur.

On s’attendait à autre chose. À un documentaire écolo-scientifique sur la perche du Nil, un gros poisson qui a été introduit dans le lac Victoria durant les années 60, on ne sait trop comment, et qui au fil des ans a dévoré tout ce qu’il a rencontré sur son passage au fond de ce magnifique lac de Tanzanie qui, depuis, se meurt. Or, la perche du Nil s’est multipliée de façon phénoménale et a permis à une industrie très prospère de se développer autour de l’industrie de la pêche et de l’exportation de ce poisson très prisé par les Européens. Pourtant, la population locale ne peut en profiter. Alors que la famine menace le pays et que les gens vivent dans une misère indescriptible, des tonnes et des tonnes de ce poisson transformé en filets vendus à fort prix s’envolent chaque jour à bord de ces immenses avions-cargos soviétiques, qui ont pris soin, au préalable, de décharger discrètement armes et munitions pour alimenter les conflits dans la région. Pour les paysans, les pêcheurs et les enfants de la rue qui n’ont rien à manger, il ne reste que les carcasses rejetées par l’usine et qu’ils récupèrent dans les dépotoirs. Des millions de carcasses rongées par la vermine et vendues à un prix plus… abordable.

Pendant plus de trois ans, Hubert Sauper s’est intéressé à ce phénomène économique en l’abordant sous un angle essentiellement social. Il a plongé tête première dans cette réalité et en est ressorti avec une vision d’horreur, pour lui et pour nous. Darwin’s Nightmare est un cauchemar d’autant plus pénétrant que la caméra nous interdit de détourner le regard. "Les mots me manquent", dira à la fin du film l’un des pilotes russes pour décrire le quotidien des populations du bord du lac Victoria.

Et nous, nous sortons de ce film secoués et profondément ébranlés: "Moi, je m’en sors mieux que vous, nous lance, comme par défi, le réalisateur joint au téléphone à Paris. Le malaise que vous ressentez vient du fait que vous êtes confrontés à cette réalité et que vous ne savez pas quoi en faire. Moi, avec ce film, j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose. Mais la frustration est créatrice. Elle fait en sorte que les gens vont réfléchir, que vous allez écrire un article. Je ne fais pas d’activisme. Je ne dis pas qu’il faut faire ceci ou cela, boycotter machin, etc. Je mets juste ensemble certaines réalités connues de tous, mais qui deviennent plus évidentes parce qu’elles sont mises les unes à côté des autres grâce au film. Les solutions et les réponses sont multiples, mais il faut d’abord se poser les bonnes questions. Nous sommes quand même six milliards pour chercher des solutions. Mais on ne trouvera jamais rien si on ne sait pas."

Pour nous permettre de voir et de savoir, le réalisateur a tourné sa caméra vers la population, a plongé dans son quotidien et en est revenu avec des images crues, parfois carrément surréalistes, toujours terribles. Des images dans lesquelles la destruction et la mort sont omniprésentes. Il nous présente des enfants de la rue au regard éteint, aux membres mutilés, qui se tapent dessus pour avoir une bouchée de plus ou qui sniffent de la colle pour oublier la faim et la peur. Il nous montre des prostituées menacées par le sida et la violence des clients (l’une d’elles sera d’ailleurs assassinée avant la fin du tournage). Il a aussi recueilli les confidences des pilotes russes préférant ne pas savoir ce que contiennent ces caisses qui sortent de leur avion-cargo en échange des cargaisons de poissons.

Et tous ces gens se confient au réalisateur avec une étonnante sincérité: "J’ai passé beaucoup de temps avec eux. Et avant de poser des questions, j’ai d’abord raconté mes propres histoires. Je leur ai montré des images et des vieux films. Je leur ai dit ce que je pensais, comment je vivais à Paris. J’ai cherché à leur faire comprendre que mon intention était de raconter quelque chose. Et du coup, eux aussi ont voulu le faire. En fait, ce n’était pas vraiment nécessaire de leur demander quoi que ce soit. Ils éprouvaient eux-mêmes le besoin de se raconter."

Malgré un contenu terrible qui évoque un drame aux ramifications infinies, Darwin’s Nightmare est un film étonnamment sobre et distant. Ce film est un grand documentaire, mais aussi un rappel qu’il se passe des choses très sombres sur notre petite planète bleue.

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