Gus Van Sant : Simplicité volontaire
Cinéma

Gus Van Sant : Simplicité volontaire

De prime abord, le sujet du nouveau film de Gus Van Sant, Last Days, fait penser au sensationnalisme des télé-films du dimanche soir. Une rock star adulée (Michael Pitt), instable et confuse – inspirée de Kurt Cobain -, erre sans but dans un vaste château délabré, juste avant sa mort. Film fantomatique et dépouillé dont le réalisateur, ennuyé par la complexité technique et le moralisme du cinéma, explique les tenants.

Les deux films précédents de Van Sant, qui pourraient former une trilogie libre avec Last Days, ont aussi été tirés d’événements médiatiques: Gerry était basé sur un fait divers racontant l’histoire de deux hommes perdus dans le désert, et Elephant explorait la tragédie de Columbine. Le sujet de l’œuvre récente de Van Sant est visiblement inspiré d’un des moments importants de l’histoire du rock, le suicide de Cobain, mais ses messages restent fuyants, ambigus, et son contexte, assorti d’un regard neutre, n’explique ni le comment ni le pourquoi de ces images – approche tout à fait warholienne.

Assisté du directeur de la photographie Harris Savides et de l’ingénieur du son Leslie Shatz, Van Sant rapporte les gestes fragmentés, elliptiques et souvent banals de journées ordinaires. Pour rendre compte de cette vie de tous les jours, les trois derniers films de Van Sant se réfèrent surtout au cinéma européen, développant des thèmes quasi métaphysiques en surutilisant de très longs plans d’observation. De plus, puisant dans l’influent Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, Van Sant articule des concepts très différents entre personnages, caméra et intrigue. La violence y succède à la banalité sans qu’on puisse nécessairement le prévoir. Il semble que Van Sant apprécie de n’offrir aucune morale, aucun sens, même narratif parfois, à ces faits divers, massacres collégiens ou suicides de rock stars, auxquels les médias recherchent de multiples explications.

Last Days est le dernier film d’une trilogie. Était-ce votre intention?

Gus Van Sant: "Non, je n’avais pas d’intention délibérée, ça s’est révélé tout seul. Last Days devait en fait être le premier film. J’avais pensé le faire en 1996. Ç’aurait été fait avec un petit budget et j’aurais filmé dans ma propre maison. Mais je n’avais pas d’acteur. Quelques années plus tard, j’ai rencontré Mike [Pitt] et j’ai pensé qu’il pourrait jouer le rôle principal. Alors l’idée du film était toujours là. Quand on a fait Gerry, on voulait faire Last Days en même temps sans scénario, et il allait être présenté aux côtés d’autres petits films. Ensuite, nous l’avons presque fait à la place d’Elephant. L’idée que ces films soient une trilogie est venue plus tard lorsque je me suis rendu compte qu’ils étaient liés par le style et le sujet."

Parlant de style, vous avez déjà mentionné que vous étiez inspiré par le cinéma est-européen, notamment par Béla Tarr.

"Je me souviens d’être allé à une rétrospective de Béla Tarr au Museum of Modern Art à New York. Susan Sontag y était. Elle m’a dit qu’elle avait vu un film d’une durée de 7 heures de Tarr, Sátántango, 13 fois, et si tu comptes les heures, ça semble incroyable. Je lui ai ensuite dit que j’avais fait un film à la Béla Tarr, Gerry, et que j’allais le projeter le lendemain.

En fait, je ne savais pas si c’était correct ou viable de faire ce genre de films, jusqu’à ce que je voie quelqu’un d’autre le faire."

Quelles sont vos autres influences pour Last Days?

"Il y a aussi du Tarkovski, mais pas tant que ça, quoique certains de mes amis, pour qui il est le dieu du cinéma, mourraient d’entendre ça, surtout qu’il est le précurseur des longues prises de vue. Mais des gens comme Miklós Janscó m’intriguaient plus avec des films renversants comme The Red and the White. La caméra est là, immobile."

Comment ce style s’est-il révélé dans le contexte de vos propres films?

"Plusieurs différentes choses se sont révélées des différents films. Dans mon premier film, Mala Noche, j’utilisais un style de montage assez rapide. Je ne suis pas certain de mes influences, probablement The Third Man ou Citizen Kane. Dans mon second film, Drugstore Cowboy, j’ai passé tout mon temps à écouter des gens qui avaient besoin de faire telle ou telle chose, comme l’éclairage ou le maquillage. C’était tellement lent. Alors j’ai développé cette autre façon de filmer, une façon d’obtenir cinq ou six prises en une en utilisant un trépied roulant. Un travelling, qui a capté six angles différents, a pris 40 minutes à mettre en place, tandis qu’une seule prise au trépied met le même temps. J’ai alors commencé à filmer six prises en une. Lorsque tu regardes les épreuves de tournage, tu vois ces très longues prises qui peuvent fonctionner à elles seules. Mais en tant que réalisateur, je réfléchissais toujours à comment je pouvais couper au montage et récupérer, par exemple, une meilleure ouverture. Je ne pensais jamais à la possibilité de laisser le travelling là, en faire une seule scène."

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’idée en ce qui a trait à vos films plus récents?

"Les directeurs photo me disaient toujours: "Ne coupe pas ça, laisse-le." Et je disais toujours: "Non, non, c’est impensable de laisser ça." Mais là, je remarquais que dans chaque film, je faisais passer la scène entière d’un angle stationnaire ou avec le trépied, et je faisais ensuite un contre-champ. C’est dans Good Will Hunting que le directeur de la photographie Jean-Yves Escoffier voulait faire toutes les scènes en plans-séquences. Il disait tout le temps: "Laisse-le, ne le coupe pas." Il était habitué de le faire avec Les Amants du Pont-Neuf. Je n’avais pas vraiment ça en tête."

Il est évident que Last Days est inspiré de Kurt Cobain. Gerry et Elephant sont tirés des tabloïds. Quel est l’intérêt de ces histoires, surtout tournées de cette façon?

"La plupart de mes films sont basés sur des faits réels, à l’exception peut-être d’Even Cowgirls Get the Blues et Finding Forrester. My Own Private Idaho était, en quelque sorte, l’histoire de gens que j’ai connus. Drugstore était vraiment à propos d’un gars qui était membre de ce groupe. Même pour Good Will Hunting, Matt (Damon) et Ben (Affleck) s’étaient inspirés de personnes réelles, comme de Tim Affleck (le père de Ben)."

Mais quelques-unes de vos histoires récentes semblent s’inscrire dans le style docudrame/vécu, du moins en ce qui a trait au choix du sujet?c

"Oui, mais le truc avec Kurt Cobain, c’est que sa mort est devenue une nouvelle internationale. Il reste que c’était un gars d’ici, un gars que les gens connaissaient. Courtney était de Portland et les deux se tenaient dans le coin, alors je les ai rencontrés quelques fois. Ils n’ont pas été retirés de leur milieu, et pourtant leur histoire a été planétaire, un truc international."

Last Days peint un tableau très différent du personnage et de sa psychologie par rapport à celui brossé par les médias. On a l’impression de capter ce que le personnage ressent, sans comprendre pourquoi il ressent telle ou telle chose, il n’y a pas de construction historique. Ceci s’applique à Gerry et à Elephant aussi?

"Les trois films présentent des profils psychologiques de gens qui pourraient ressembler à des radiographies. Qu’est-il vraiment arrivé à Kurt Cobain juste avant sa mort? Pas grand-chose probablement. Il a dû simplement errer dans la maison. Gerry parlait d’amitié, mais non de comment cette amitié est survenue, plutôt de comment elle était perçue de l’extérieur. Au lieu de regarder un personnage d’un point de vue shakespearien, duquel les personnages appréhendent les choses à partir de leur propre psychologie, tu as un aperçu de ce que ça donne de l’extérieur."

Dans les trois films, le son semble exprimer quelque chose, notamment avec la manière dont Leslie Shatz a conceptualisé la fonction du son dans Last Days. Comment avez-vous développé ce genre de concept antiréaliste?

"Il était vraiment question de s’éloigner des complexités de production et de postproduction. Dans To Die For, je me suis rendu compte qu’ils faisaient tourner une centaine de bobines différentes en même temps au mixage. Vous aviez des criquets, du vent, des voitures qui passent, l’eau des tuyaux dans les murs, des craquements de plancher, des pas, de la glace dans les verres – tous jouant en même temps pour donner un ton plus "réaliste" au film. Tu es censé faire jouer tout ca à un volume très bas pour qu’ils soient présents, mais sans les remarquer vraiment. Au début, avec Gerry, nous avons tout simplement utilisé les sons sur place, enregistrés avec un microphone mono, et avons ajouté une bande d’effets sonores par la suite. En plus de tout ça, dans Last Days, je voulais utiliser de la musique concrète."

Y a-t-il eu une tentative dans Last Days de lier l’utilisation de la musique concrète à des thèmes spécifiques?

"Pour moi, c’était beaucoup comme utiliser de la musique. Je l’utilisais lorsque je sentais que ça marchait, quand je sentais que le moment était idéal. Quand Mike a vu le film, il a proposé qu’on l’utilise dans les scènes où il se trouvait seul. Mais on n’a pas fait ça. Ce n’est pas découpé; c’est plus comme une partition musicale. Ce n’est pas un son qui donne l’impression de sortir de lui-même."

Comment en êtes-vous venu au style visuel du film?

"Harris et moi avions des opinions différentes sur le sujet. À l’origine, on allait tourner avec ces petites caméras photo qui peuvent tourner en vidéo. Nous avons fait beaucoup de tests avec celles-ci, et puis avec du 16 mm, et nous sommes finalement retournés au 35 mm. Aux jours 2 et 3, nous avions monté une série de positions de caméra fixes: nous n’avions qu’à dire "position 6" quand on voulait la caméra en haut de l’escalier. Position 4 se trouvait au bas de l’escalier. Lorsqu’on voulait un nouvel espace, il fallait choisir un nouvel angle, mais nous l’utilisions toujours lorsque nous nous trouvions dans cette pièce. Normalement, une pièce avait deux ou trois angles: un vers l’ouest, un vers le sud et un vers le nord, selon nos besoins. Nous utilisions souvent deux de ces angles."

D’un point de vue psychologique, comment croyez-vous que ça affecte celui ou celle qui regarde le film tourné de cette manière?

"Je crois que ça simplifie le style. Même si c’est très mécanique, je crois que c’est plus esthétique que si tu essayais de capter tous les angles possibles, comme dans un film de William Friedkin. Ça me fait penser à la façon dont quelqu’un tournerait un film dans une revue d’architecture."

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