La Neuvaine : État de grâce
Avec La Neuvaine, le réalisateur de La Femme qui boit et de 20 h 17 rue Darling persiste à signer une œuvre austère et dépouillée qui s’éloigne des productions cinématographiques commerciales. Une œuvre qui enrichit l’âme et l’esprit. Une œuvre humaniste et nécessaire. Confessions de deux artistes touchés par la grâce, le cinéaste Bernard Émond et l’actrice Élise Guilbault.
Dès la première scène de La Neuvaine, montrant en gros plan le visage souffrant de Jeanne (Élise Guilbault, dont le jeu n’a jamais paru aussi sensible), des images pieuses surgissent de notre passé, telles l’Extase de sainte Thérèse du Bernin ou la Mater Dolorosa de Morales. Athée nostalgique de la foi de son enfance, Bernard Émond ne s’en cache pas, l’iconographie chrétienne et l’art du Quattrocento sont au cœur de l’esthétique de son troisième long métrage de fiction. Ainsi, un peu plus loin, c’est à une icône russe que fait penser Jeanne, assise au centre d’une chambre aux couleurs de la Vierge, ou encore à Marie elle-même trônant dans une alcôve.
Fidèle collaborateur d’Émond, le directeur photo Jean-Claude Labrecque a composé avec maestria des plans d’une beauté solennelle dont la fixité et la durée mènent au recueillement. Mais n’allez surtout pas croire que La Neuvaine n’est qu’une austère galerie de portraits, de paysages – ceux de Sainte-Anne-de-Beaupré et de Petite-Rivière-Saint-François – et de natures mortes (mentionnons au passage le travail remarquable de Gaudeline Sauriol à la direction artistique), il s’agit bel et bien de l’œuvre d’un cinéaste au sommet de son art.
De fait, ce beau visage marqué par la douleur renvoie à l’ouverture de Cris et Chuchotements. Cependant, contrairement à l’héroïne de Bergman qui refusait la mort, Jeanne, urgentologue se sentant coupable d’une tragédie familiale, souhaite en finir avec la vie. C’est donc avec l’idée de se jeter dans le fleuve qu’elle arrive près du sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré, lieu de pèlerinage qu’a choisi François (Patrick Drolet, très sobre) pour faire une neuvaine dans l’espoir que sa grand-mère mourante (Denise Gagnon, émouvante) guérisse. Athée, Jeanne n’en sera pas moins touchée par ce cœur simple qui deviendra son bon Samaritain. En voix off, procédé qu’affectionne Émond, Jeanne relatera cette rencontre bouleversante à un confesseur bienveillant (voix chaleureuse de Pierre Collin).
Avec une pudeur et un dépouillement rappelant ceux de Bresson, Émond trace, comme il sait si bien le faire, le portrait d’une humanité ayant perdu foi en la vie. On reconnaîtra dans le premier volet de cette trilogie (laquelle aura pour autres sujets l’espérance et la charité) cette noirceur qui tend vers l’illumination si propre à ses films. Par ailleurs, le cinéaste ne prêche pas la parole de Dieu mais véhicule plutôt des valeurs sociales, à la manière de Pasolini dans L’Évangile selon saint Matthieu. Et bien que le récit, construit habilement en flash-back fragmentés, s’ancre dans un Québec reconnaissable bien que quasi intemporel, il s’avère universel. Portée par un dialogue épuré et la musique discrète de Robert Marcel Lepage, La Neuvaine se révèle alors une magnifique parabole humaniste. Je vous salue, Bernard.
UNE ADORATION
Lorsque Élise Guilbault parle de Bernard Émond, pour qui elle a été l’inoubliable interprète de La Femme qui boit, son visage déjà très expressif s’illumine:
"La plus grande qualité de Bernard, c’est l’écoute. Il est aussi quelqu’un qui connaît à fond son sujet et qui possède une grande générosité. Je dirais qu’il est très aimant et très protecteur avec ses acteurs; il ne travaille pas avec un moniteur, il se tient près des acteurs. On retrouve dans son cinéma une curiosité pour l’humanité, un besoin viscéral de parler d’elle, de ses travers et de sa poésie avec patience, respect et rigueur – il ne donne jamais dans le glamour ni la joliesse. Rien n’est laissé au hasard; quand il nous invite à participer à son travail, tout se fait dans une sorte de retenue abandonnée."
Émond semble s’être dépassé avec ce troisième film de fiction, où l’on reconnaît aisément sa signature, en livrant une œuvre épurée qui n’a que faire des artifices.
"En effet, chez Bernard, il n’y a pas de faux-fuyants. Lorsqu’on endosse le personnage, que l’on prend possession de son texte et de ses intentions, on a vraiment l’impression d’une transgression car il n’y a aucune volonté de naturalisme. Ce sont des gens intensément habités; Bernard disait toujours qu’il cherchait la vérité de l’âme. J’ajouterais que la lumière de La Neuvaine est une vérité dérangeante à laquelle nul n’est habitué."
Bien qu’accessible et abordant des thèmes universels, le cinéma de Bernard Émond s’inscrit à contre-courant dans la cinématographie québécoise actuelle.
"Bernard voue un très grand respect à nos origines, l’importance des objets qui nous entourent et la force de la nature. Il dit toujours: "Je respecte beaucoup plus le public que bien d’autres, car je suis sûr qu’il peut être intéressé, interpellé, et qu’il a envie de réfléchir." Et là où il touche un point fort, c’est en parlant de la religion et de la non-croyance avec autant de dignité et de respect par le concept de la confession. C’est super que Bernard soit là avec son courage et sa volonté de dire les choses; et pour lui, c’est très important de dire ce qu’il a à dire, ça lui brûle les lèvres et il n’a pas mille façons de le dire, il a sa façon à lui. C’est ça un artiste, au fond!"
UNE SOIF DE VÉRITÉ
Revenu de Locarno avec les Prix Ocuménique et Prix du Jury des Jeunes Environnement et Qualité de Vie, Bernard Émond reconnaît que cela ne fera pas en sorte que son dernier film batte des records au box-office – même s’il fera le tour du monde. Et pourtant, lorsqu’on souligne le courage qu’il a de signer une œuvre à contre-courant, celui-ci se défend humblement d’en avoir:
"Chaque fois que l’on me parle de ce courage, je réponds que je n’en ai pas pantoute! C’est la seule chose que je sais faire, c’est le seul genre de film que je peux faire. Je ne saurais pas comment tourner une pub. Ma motivation profonde derrière tout ça, c’est que les œuvres d’art et les livres m’ont sauvé. J’ai une très haute idée de mon métier; je trouve que ça peut être utile, mais je ne veux pas ajouter au tintamarre ambiant. Il y a peut-être 50 000 personnes au Québec qui lisent Dostoïevski. Et alors, est-ce que ça veut dire qu’il ne faut pas écrire ce genre de livres?"
Vous osez traiter de deux sujets aujourd’hui devenus presque tabous, la foi et la mort.
"Je veux parler de ces choses-là, parler aussi de la douleur parce que je crois qu’on ne peut pas retirer tout ce que l’on veut de la vie si l’on ne vit pas avec l’idée de sa propre mort et l’idée de la douleur. Il y a une beauté dans la vie, mais c’est une beauté terrible. L’une des idées du film est celle de la transmission; je crois qu’il y a de profondes leçons à tirer du passé et beaucoup de choses à léguer à la fin. Les hommes pensent des choses profondes depuis des millénaires et c’est comme si on avait envie de tout le temps réinventer le monde. Moi, je tiens à cette filiation-là et c’est pour cela que, bien que non-croyant, je revendique l’héritage chrétien parce que je ne peux pas m’imaginer vivre dans un monde où personne ne sait qui sont les 12 gars autour de la table. Au Québec, nous avons des réactions très fortes par rapport à la religion à cause des abus sexuels et de pouvoir, par exemple, mais il ne faut pas oublier qu’il y a des gens qui ont été d’un dévouement extraordinaire et que si on est un peu plus à gauche que le reste de l’Amérique, c’est aussi grâce à ces valeurs chrétiennes. Pour moi, la religion pose toutes les bonnes questions et offre beaucoup de réponses importantes."
Vous avez déjà avoué en entrevue ne pas pouvoir vous imaginer ne faisant pas de documentaires et avoir une grande soif de vérité; est-ce toujours le cas?
"Plus que jamais! Les documentaires devront attendre puisque je suis sur une lancée d’écriture de fiction; par contre, je fais beaucoup de recherches documentaires pour mes fictions… j’ai besoin de ça. À la télé, 25 % du temps est consacré au mensonge, et je suis optimiste; en fait, ce n’est pas conscient, je crois plutôt qu’on évite d’approfondir. Avec Élise et Patrick, et tous les autres acteurs du film, j’essaie de trouver cette vérité-là dans le jeu, un jeu très éloigné des standards de la télé et du cinéma. Comme l’a écrit Miro: "Le réalisme, ce n’est pas comment sont les choses vraies, c’est comment sont vraiment les choses.""
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LE LAURÉAT
De retour de son voyage express à Locarno, où il est allé cueillir le Prix d’interprétation masculine, Patrick Drolet réalise à peine ce qui vient de lui arriver. Une chose est sûre, le comédien de 31 ans garde les pieds sur terre malgré toute la fureur médiatique qui l’entoure. Voici ses réflexions sur…
Son prix d’interprétation
"Je ne m’attendais pas du tout à ça, j’espérais que le film soit bien reçu. Comme je suis quelqu’un d’un peu sauvage, toute l’attention des médias me gêne un peu. Je ne prends pas ce prix-là comme une fondation de ma carrière; je pourrais bien être la saveur du mois… Mais si ça me permet de retravailler avec des gens de la trempe d’Élise Guilbault, une actrice qui dégage et rayonne beaucoup, de Jean-Claude Labrecque, qui m’a tant aidé à mieux comprendre la technique du cinéma, et de Bernard Émond, alors là, tant mieux!"
La religion
"Pour moi, l’aspect religieux n’a pas été un choc puisque j’ai fait mes études secondaires chez les clercs de Saint-Viateur. François est un personnage qui n’a pas fait d’études universitaires, c’est un gars simple et c’est de cette façon qu’il fallait le jouer. Aussi, c’est dans le non-dit que je trouve mes plus grosses pièces de viande; souvent, au cinéma, on a tendance à vouloir trop en dire – et pourtant les gens ne savent plus écouter comme avant -, mais ce n’est surtout pas le cas dans le cinéma de Bernard."
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