Les Voleurs d'enfance : Horreur, enfants martyrs
Cinéma

Les Voleurs d’enfance : Horreur, enfants martyrs

La sortie du documentaire Les Voleurs d’enfance, qui s’installera dès demain sur cinquante écrans aux quatre coins de la province, dès sa première lors de laquelle des fonds furent collectés pour le Refuge des jeunes, a déjà commencé à faire couler encre et salive. Et pour cause. Rencontre avec le réalisateur de ce documentaire percutant, Paul Arcand.

Alors que d’autres questions de société comme le sexisme ou le racisme sont chez nous largement débattues (en bien ou en mal, c’est selon) sur la place publique, la maltraitance des enfants se trouve le plus souvent reléguée aux marges, balayée sous la carpette. Parfois, le problème est monté en épingle, lorsqu’il s’agit de faire mousser des cas-vedettes – à preuve, les affaires Dave Hilton et Guy Cloutier. Dans tous les cas, un profond malaise s’installe pour peu qu’on évoque la question. Danger, tabou.

Mandaté par la productrice Denise Robert, Paul Arcand, homme de radio et de télé, a accepté de se frotter au sujet. Fidèle à sa manière, le cinéaste recrue aborde son premier exercice cinématographique à fond de train, Les Voleurs d’enfance assène ses vérités à coups de statistiques criantes, de témoignages poignants et d’accusations virulentes.

Noir constat: nos enfants sont agressés, malmenés, "barouettés" de centres jeunesse en familles d’accueil. La petite Aurore is alive and not well. Et à qui la faute? C’est la faute aux parents, c’est la faute à l’État. Les coupables rougissent. Les victimes ragent. Arcand confond les méchants et prête la parole aux meurtris.

Si le portrait brossé est sombre, il n’en comporte pas moins quelques passages ensoleillés. Au-delà des témoignages accablants, on peut entendre le message d’intervenants volontaires et les paroles de quelques enfants spoliés qui espèrent des lendemains qui chantent.

En entrevue, Paul Arcand fait le point. Se prêtant au jeu de l’intervieweur interviewé, il nous parle de ce film qu’il considère comme un outil propice à alimenter le débat…

Vous êtes un homme de radio et de télé. Pourquoi vous attaquez-vous à pareil sujet par le biais du documentaire?

"Le documentaire, en cinéma, c’est un point de vue d’auteur. L’idée, c’est de donner un point de vue sur un sujet. C’est le contraire du reportage, dans lequel on équilibre les choses, on met du pour et du contre. Je trouvais que c’était une très belle forme pour brasser quelques cages. Je pense que ce n’est pas la même chose, regarder un document comme celui-là dans une salle – il y a un environnement qui se crée. Ce que j’essaie de faire, c’est de montrer ce que j’ai vu pendant un an. C’est mon point de vue. On pourra en débattre, et tant mieux si on peut en débattre, mais c’est ça que je voulais vous montrer, c’est ça qu’il me paraissait important de vous montrer."

Des sujets graves comme le racisme ou le sexisme sont abordés sur la place publique. La maltraitance des enfants, pourtant, demeure un sujet tabou. Pourquoi est-il si difficile d’en parler?

"Chaque société a ce que j’appelle son "passé". En France, par exemple, (on évite de parler de) ce que certains Français ont fait durant la guerre. De revoir son histoire, d’être capable de se dire que le passé n’est pas toujours sans tache, ça demande de la maturité comme société. Au Québec, la violence à l’égard des enfants a toujours été là. C’est pour ça que j’ai montré des générations de politiciens, des générations de victimes. Parce que ce n’est pas une histoire qui date de 5 ou 10 ans. C’est pour ça que c’est tough de se le dire. De se dire que depuis 25 ans, on a une loi qui, au demeurant, est correcte, mais dont l’application est déficiente […], c’est dur pour une société de se dire: "Regarde, on a manqué notre affaire." Est-ce qu’on va se ramasser avec les orphelins de Bourassa, de Charest?…"

Est-il possible de traiter d’un tel sujet sans tomber dans le sensationnalisme? Même sans images explicites, les témoignages livrés s’avèrent plutôt remuants…

"Je suis quelqu’un qui pense qu’il faut dire les choses comme elles sont. J’aurais pu mettre des affaires beaucoup plus scabreuses que ça. J’ai voulu un traitement qui exprime les choses telles quelles, mais sans trop en mettre. Je pense que c’est une question de dosage. Si de dire et de montrer ce qui se passe, c’est sensationnaliste, eh bien le sujet, par définition, n’est pas léger. Je ne pense pas l’avoir exagéré. Et je ne veux pas non plus le banaliser. J’ai laissé parler les gens. Je ne voulais pas tomber dans l’enflure verbale."

Vous appuyez votre propos de quelques statistiques. Par exemple, on apprend que 25 000 signalements de maltraitance sont retenus annuellement par la DPJ. Que révèle ce chiffre? Que les gens sont plus enclins à parler qu’auparavant?

"Ceux à qui j’ai posé la question disent qu’ils n’ont pas vraiment de réponse. Est-ce parce que les gens ont moins peur? Est-ce qu’il y en a plus? Difficile à dire. Je sais qu’à Montréal, on remarque une croissance. Je regarde les statistiques, 25 000 signalements, 3 000 pour des abus physiques, 2 000 pour des abus sexuels… le ratio est toujours à peu près le même. Ce sont les chiffres de l’année dernière."

D’aucuns diront que vous brossez un portrait sombre de la réalité. Vous présentez quand même divers intervenants qui, à leur façon, parviennent à faire avancer les choses…

"Ces gens-là existent. Des pédiatres, des travailleurs de rue… mais il n’y en a pas des tonnes, il n’y en a pas assez. Et ils se font emmerder. Tu vois que ce sont ceux qui ont peu de ressources et d’outils qui font des trucs extraordinaires. Alors qu’à côté, tu as une machine de plus en plus énorme…"

Une fois qu’on a constaté et dit que la machine de l’État ne fonctionne pas bien, on fait quoi?

"D’abord, ce n’est pas ma job de commencer à dire: "Voici ce que vous devriez faire." Ce serait un peu pompeux. Le film présente des gens de terrain, qui connaissent ça. Est-ce qu’on peut les écouter, ces gens-là? Ils ont peut-être des idées très concrètes. Déjà, si on pouvait reconnaître qu’ils ont un rôle à jouer, au lieu de les emmerder, ce serait un grand pas. Le problème de ces gens-là, c’est qu’ils parlent mais personne ne les écoute. Deuxièmement, il y a des situations qui, à mon avis, ne demandent pas une grande commission d’enquête (pour être corrigées). Je ne pense pas que les Québécois veulent avoir, dans leur société d’aujourd’hui, des centres où l’on place des enfants en salle d’isolement pour les neutraliser. Il n’y a pas grand débat à y avoir. Il faut faire disparaître ça. Il faut voir comment…"

Qu’est-ce qu’on peut dire de la Loi de la protection de la jeunesse, qui a maintenant 27 ans? Est-elle encore ajustée à la réalité?

"La plupart des gens à qui j’ai parlé m’ont dit que la loi, dans l’ensemble, n’est pas tellement problématique. Une mise à jour devra se faire, mais c’est l’application qui pose problème. La loi donne des pouvoirs pour, par exemple, retirer des enfants du milieu familial quand on juge que leur développement et leur sécurité sont compromis. Ça c’est correct. La question, c’est: "Qui évalue ce monde-là, qui détermine que le développement et la sécurité sont compromis?""

Qu’est-ce que Les Voleurs d’enfance peut nous révéler sur nous-mêmes et sur la société dans laquelle on vit?

"Je pense que ça révèle qu’on est une société qui réagit aux forces des lobbys. Comme beaucoup de sociétés. Et comme les enfants n’ont pas un lobby énorme – on voit que même leurs avocats ne savent pas trop ce qui arrive avec eux -, celui-ci ne se fait pas entendre. C’est aussi une illustration du peu d’intérêt qu’on porte à cette question-là. Est-ce qu’on a déjà vu un ministre vraiment responsable? Ça en dit long sur nos priorités."