Andrée Cazabon : Sortir du système
Cinéma

Andrée Cazabon : Sortir du système

La cinéaste Andrée Cazabon suit le parcours écorché de quatre jeunes qui tentent de sortir du système de l’Aide à l’enfance avec Les Enfants de la Couronne. Rencontre avec une femme qui a un œil cinématographique tendre et intelligent.

Sujet brûlant mis à l’avant-scène de l’actualité par le documentaire-choc de Paul Arcand Les Voleurs d’enfance, le sort de nos enfants nous préoccupe de plus en plus. Si Arcand a choisi d’aborder la maltraitance des enfants d’une façon plus globale, avec un regard journalistique, Andrée Cazabon a quant à elle traité avec sobriété de l’enfance prise en charge par le système. Dans Les Enfants de la Couronne, elle suit le parcours de quatre jeunes: la troublée Leaha, le sage Myrtho, la lucide Emily et la déterminée Chantal, tous sur le point de quitter le système.

C’est en sillonnant le pays avec ses deux premiers films – le docudrame Lettres à une enfant de rue et le documentaire Enfer et contre tous -, alors projetés dans des foyers de groupe ou des centres de détention, qu’Andrée Cazabon constate que plusieurs enfants souhaitent être entendus.

Lorsque je questionne Andrée sur sa perception du rôle de documentariste par rapport aux personnes qui témoignent dans le film, sa réponse se fait surprenante: "J’ai déjà eu cette discussion avec une autre réalisatrice en documentaire et nous étions d’accord pour dire que c’est de la manipulation… En faisant un film, on choisit de manipuler. Si on essaie de se faire croire le contraire, c’est de l’orgueil tout pur. On manipule pour faire quelque chose de précis qu’on a écrit sur un bout de papier. Cela dit, cette manipulation peut être malsaine, mais le fait d’en être consciente nous garde aux aguets. Moi, ça me responsabilise", remarque-t-elle, attablée dans un café au rez-de-chaussée de l’édifice où elle travaille pour le Réseau national des jeunes pris en charge.

Native d’Orléans et ayant elle-même vécu dans les foyers de groupe de la Société d’aide à l’enfance d’Ottawa à 13 ans, Andrée Cazabon n’a pas hésité longtemps pour choisir l’emplacement de son tournage: Ottawa étant la capitale du Canada, son choix fut, à son sens, symbolique.

Si la sélection de ses intervenants a surtout été faite en fonction de leur volonté de s’en sortir et d’en parler, Andrée a été particulièrement touchée et bouleversée par un de ses participants. Il s’agit de Myrtho, qui, avant de trouver un foyer aimant, a gardé le silence pendant trois années de sa jeune vie. "C’est intéressant parce que, d’habitude, on n’est pas supposé choisir des personnes comme Myrtho dans un documentaire; avec des introvertis, tu as un accès limité… Mais je pense que c’est ce que j’ai aimé chez lui." Après une pause, elle poursuit: "C’est la seule fois dans toutes les entrevues que j’ai jamais faites que je n’ai presque pas été capable de continuer. Généralement, je vis des émotions avec les jeunes avant et après les entrevues, mais quand je suis sur le plateau, je trouve que ça fait partie de ma job de m’effacer le plus possible, de m’enlever de mon ego, de mon personnage, pour laisser tout l’espace. Si je pleure et qu’eux ne sont pas tristes, je leur donne des émotions qui n’existent peut-être même pas… C’est à eux que revient le rôle de se livrer, pas à moi. (…) Dans le cas de Myrtho, ce n’est pas son histoire qui m’a ébranlée, c’est sa force spirituelle qui m’a émue. J’ai vraiment senti un immense sentiment d’humilité par rapport à combien fort il est intérieurement. Le respect que j’ai pour cet individu, c’est incroyable."

LES MOTS POUR LE DIRE

Et si le film est touchant, cela réside surtout dans le fait que ces jeunes réussissent malgré tout à trouver les mots pour exprimer ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils ressentent, dans leur façon unique d’illustrer, d’exprimer les choses, usant parfois d’humour noir, mais toujours avec une extrême sensibilité. "Un spécialiste ne serait pas capable de s’exprimer avec autant de justesse! Je trouve qu’on oublie trop souvent qu’ils ont une sagesse d’expérience qui fait qu’ils sont les experts du système, puis on les traite comme les victimes, et on ne s’intéresse pas à ce qu’ils ont à dire. Et c’est ce que je trouve beau dans le film. Je crois que c’est juste de dire que le film leur a donné une voix, et qu’eux ont trouvé les mots pour dire les choses comme personne ne pourrait le faire."

Pas plus tard qu’à Noël, Andrée souhaite retracer les quatre jeunes adultes pour faire un court métrage afin de montrer où ils en sont un an plus tard. "Pour moi, faire un film, c’est une aventure. Puis, je le disais aux jeunes au début: "là, tu vas vivre une aventure et si on fait un bon travail, toi et moi, on ne sera plus les mêmes personnes quand on va avoir fini. Si on est les mêmes personnes, c’est qu’en quelque part, j’ai manqué mon coup."

Dans ces prochains projets, elle souhaite aussi faire une série de six courts métrages qui seraient chacun consacrés à une personne seulement. "Ce sera intitulé À l’intérieur du système; je veux aller suivre les jeunes, un à un, pour vraiment prendre le temps de les écouter. Les laisser me dire ce qu’ils ont envie de dire… Je crois que ça va être une aventure documentaire formidable" conclut-elle. Les Enfants de la Couronne sera projeté en primeur le 3 novembre à 19 h, à l’Auditorium de Bibliothèque et Archives Canada.

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