Prisonniers de Beckett : Fin de partie
Cinéma

Prisonniers de Beckett : Fin de partie

Avec son documentaire Prisonniers de Beckett, Michka Saäl profite d’un fait divers plutôt insolite pour sonder les rêves de ceux qu’on emprisonne. Rencontre avec la réalisatrice.

Au milieu des années 80, en Suède, le directeur de la prison de Kumla invite l’acteur Jan Jonson à venir faire du théâtre pour ses jeunes détenus. Après une première rencontre réussie, on décide de poursuivre l’expérience en montant En attendant Godot, de Beckett. Au bout de quelques mois de répétition, cinq jeunes prisonniers de Kumla, tous des étrangers dans la vingtaine, présentent, derrière les barreaux, le premier acte de la pièce de Beckett devant un parterre d’invités conquis. De ce succès, naît l’idée d’une tournée. Réticences, hésitations… on accepte enfin. Au début, tout se passe bien. Puis, coup de théâtre! À quelques heures de la première à Göteborg, les prisonniers/acteurs prennent le large…

Cette histoire singulière, Michka Saäl l’a entendue il y a trois ans de la bouche même de Jonson, rencontré par hasard en Suède alors qu’ils tentaient tous les deux de fuir un garden party. "Il m’a raconté son histoire pendant deux heures, se souvient la cinéaste. Je n’ai pas tout de suite pensé en faire un film. Mais quand l’idée s’est concrétisée, Jan s’est montré méfiant. Il faut dire qu’il a vécu une expérience de fiction très malheureuse en Suède relativement à cet événement. J’ai dû lui démontrer que j’aimais Beckett et que je connaissais très bien son œuvre. Pourtant, ça ne suffisait pas, il me répétait: "Why, but why?" Puis un jour, je lui ai dit: "It’s because of you", parce que les belles histoires arrivent à ceux qui savent les raconter. Alors il a dit: "Oh yes, okay, let’s go, baby!""

La construction du film de Michka Saäl est complexe mais toujours fluide, notamment grâce à un montage qui parvient à traduire finement la force poétique des mots et à créer un suspense: "Je voulais tisser le récit de façon à ce qu’on perde pied entre présent et passé, fiction et imaginaire, documentaire et théâtre. J’aime les films où je suis surprise, questionnée."

Comme un puzzle (le terme est de Saäl), le récit s’élabore à l’aide de petits détails qui s’ajoutent progressivement et qui forment finalement un tout. Les pièces, ici, proviennent d’époques et d’origines différentes: des extraits vidéo des répétitions à Kumla tournés par le cinéaste Jösta Hagelbäck en 1985, des extraits tournés par Saäl sur support film du one man show de Jonson qui raconte, avec verve et émotion, cette expérience. Le film est complété par les témoignages de deux de ces ex-détenus/fugitifs, retrouvés par Saäl et aujourd’hui libres, qui racontent à quel point En attendant Godot était pour eux beaucoup plus qu’un texte théâtral. "It’s not a play, it’s my fucking diary", dira d’ailleurs l’un des détenus. "D’une certaine façon, ce texte les a touchés, les a rendus plus vulnérables, leur a enlevé une carapace. Personne n’est sorti indemne de cette aventure, y compris Beckett."

Le documentaire de Michka Saäl est aussi une réflexion sur la faute et la rédemption (par respect, le film demeure pudique quant à la nature des crimes commis par les protagonistes). En filigrane, la réalisatrice s’interroge sur le système carcéral et sur la déshumanisation qu’il provoque, alors qu’en principe, il est censé réhabiliter. "S’ils se sont échappés, c’est en raison du manque d’humanisme et du mépris qu’ils ont vécu en prison."

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