Les Mots bleus : Trouver sa voix
Les Mots bleus, d’Alain Corneau, propose une incursion dans la culture des malentendants. Rencontre avec le réalisateur lors de son passage au Festival de films Cinemania.
Adaptation d’un roman de Dominique Mainard, Leur histoire, c’est plutôt à une célèbre chanson de Christophe que le dernier film d’Alain Corneau (Série noire, Tous les matins du monde) emprunte son titre, laquelle continuera de hanter l’esprit bien après la projection: "C’est une chanson merveilleuse, qui a été un gros succès dans les années 70, d’expliquer le réalisateur, d’ailleurs, j’étais surpris qu’elle soit si ancienne. Si j’avais choisi du Hayden, cela aurait été une sorte de jugement sur ces personnages, comme si je les avais regardés de haut, alors qu’avec la chanson de Christophe, on était à leur niveau, c’était beaucoup plus simple et je jouais mieux le jeu. Et en plus, les paroles, qui sont si belles, disent exactement ce que veut dire le film. Les paroles de Jean-Michel Jarre: "les mots bleus, c’est les mots qu’on dit avec les yeux, c’est les mots qui rendent les gens heureux", c’est un peu la vérité du personnage de Clara, qui peut comprendre ça, mais qui, à propos des relations, a très, très peur de l’amour, de la trahison, du mensonge. Elle a une si haute opinion de ce que peuvent être le sentiment amoureux et le don de soi qu’elle a très, très peur de se donner."
Ayant vu sa grand-mère mourir au moment où celle-ci lui lisait un conte, Clara (Sylvie Testud, très juste) a depuis peur des mots, peur qu’elle a transmise à sa fille Anna (Camille Gauthier, expressive), qui refuse mystérieusement de parler. Afin que sa fille ne soit pas rejetée des autres enfants, Clara décide donc de la placer dans une institution pour malentendants où la gamine est prise en charge par Vincent, enseignant souffrant du complexe de Peter Pan (Sergi Lopez, plus qu’attachant). Dès lors, une difficile relation s’établira entre cet homme et la farouche maman, qui voit d’un mauvais œil l’émancipation de sa fille: "Ce ne sont pas des cas pathologiques ni psychologiques, je trouve plutôt que ce sont des belles images du rapport entre les gens et de la difficile connaissance de soi-même, poursuit Corneau. L’incommunicabilité, c’est quand les gens ne comprennent plus du tout qui ils sont et veulent avoir une image d’eux, laquelle est réductrice et trop univoque. Je crois qu’on arrive un petit peu à communiquer avec les autres quand on sait que chacun est fait de plein de choses très différentes et qu’on ne saura jamais tout à fait qui on est soi-même. Ça, c’est une acceptation qui n’est pas si facile à faire… surtout en ce moment, où l’on entend parler de pureté, où les gens sont sûrs de leur culture. À mon avis, c’est plus complexe que ça!"
À des lieues des univers sombres auxquels le maître ès polars nous a habitués, Les Mots bleus propose un monde à la fois féminin et enfantin – l’appartement de Clara rappelle une maison de poupée – dans lequel Corneau se plaît à insuffler un réalisme magique: "Dans le livre, il y avait encore plus d’éléments poétiques qui faisaient en sorte qu’on ne savait plus si ce qui arrivait était vrai ou non. Au cinéma, c’est intéressant de faire un film irréaliste où l’on peut jouer sur l’impression d’irréalité, et ça, c’est en partie grâce aux enfants. Peut-être aussi, je m’en suis rendu compte lors du tournage, grâce au fait qu’il s’agit de trois personnes qui deviennent adultes en même temps."
Tourné en HD pour les scènes d’intérieur et en 35 mm pour les scènes se déroulant sur la plage hostile où se réfugient Clara et Anna, Les Mots bleus ne serait qu’un gentil et sobre mélo facile à oublier s’il ne nous faisait pas découvrir, à l’instar de Children of a Lesser God qui mettait en vedette l’actrice sourde-muette Marlee Matlin, une culture aussi fascinante que méconnue, celle des malentendants. "Cette culture m’était un peu familière puisque je connais des gens comme Emmanuelle Laborit, qui militent pour les malentendants. Mais là, j’ai fait une plongée! L’une des bonnes choses au cinéma, c’est que l’on devient spécialiste d’un univers grâce au film. J’ai donc plongé dans le monde des sourds; j’ai découvert une communauté marginalisée et malheureuse de se voir forcée à parler, par différents moyens, plutôt que d’utiliser le langage des signes. C’est comme une communauté qu’on serait en train de disperser. La langue des signes pour un cinéaste, c’est une merveille, on dirait une chorégraphie!"
Par ailleurs, alors que Sylvie Testud connaissait déjà bien cette langue pour avoir incarné la fille d’un couple de malentendants dans Beyond Silence de Caroline Link, Sergi Lopez a dû apprendre à maîtriser le langage des signes pour les besoins de son rôle. Le résultat est fort convaincant. Bien qu’il n’en connaisse pas les rudiments, Alain Corneau a pour sa part décidé de défendre et de faire connaître cette culture: "En France, on est au Moyen Âge! La langue des signes n’est pas reconnue comme une langue à part entière! Et pourtant, ils arrivent à exprimer la plus petite finesse, et avec eux, pas moyen de mentir – ils voient tout ce qui se passe dans les yeux (rires). Bien qu’il y ait des différences d’un pays à l’autre, la langue des signes est en quelque sorte un espéranto. Laborit, qui est une fille merveilleuse, amusante et très drôle que j’ai souvent vue en spectacle, m’a déjà dit: "Je suis tellement bien dans cette culture-là que même si demain tu me donnais une piqûre magique qui ferait que je retrouve la parole, je n’en voudrais pas parce que je ne me sens pas handicapée." Être sourd-muet, c’est comme l’analphabétisme, vous l’avez vu récemment ici avec Jacques Demers, ça se joue sur le renfermement ou l’explosion."
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