L'Enfer : Une autre saison en enfer
Cinéma

L’Enfer : Une autre saison en enfer

Dans L’Enfer, deuxième partie d’une trilogie imaginée par Kieslowski, Danis Tanovic en fait voir de toutes les couleurs à Emmanuelle Béart, Karin Viard et Marie Gillain qui interprètent trois soeurs au destin malheureux. Entretien avec le ténébreux réalisateur et la lumineuse actrice.

"Lorsqu’on approche Danis Tanovic, confie Emmanuelle Béart, jointe au téléphone à Paris, on ressent une envie très forte de vivre, on sent quelqu’un d’incroyablement drôle avec un besoin et une nécessité de lyrisme, d’esthétisme, de musique, de rires et d’amour. Derrière cette façade, on sent quelqu’un de plus fragile, qui partage par le biais de ses films, que ce soit No Man’s Land ou L’Enfer, une partie de sa vie d’adolescent qui a dû quitter ses études pour prendre les armes et lutter contre un massacre ethnique. Certains ont dit qu’il n’y avait pas de liens entre ces deux films; or, il y en a un et c’est l’enfer de la destruction."

L’enfer de la destruction, Sophie (Béart), Céline (Karin Viard) et Anne (Marie Gillain) l’ont connu enfants lorsque leur père (Miki Manojlovic), sortant de prison, fut rejeté par leur mère (Carole Bouquet). Marquées à jamais par le geste désespéré de leur père après cette mémorable crise conjugale, elles échouent aujourd’hui à reconstruire leurs vies séparément. L’aînée, qui habite l’appartement où s’est déroulé le drame originel, découvre que son mari (Jacques Gamblin) la trompe; la cadette, célibataire renfermée, est la seule à avoir gardé contact avec la mère, tenue responsable de la destruction de la famille; la benjamine cherche son père dans les bras de son professeur (Jacques Perrin), qui lui préférera sa famille. Grâce à la venue d’un mystérieux libraire (Guillaume Canet) dans la vie de Céline, le destin malheureux des trois soeurs pourrait enfin changer.

Deuxième volet d’une trilogie imaginée par le regretté Krzysztof KieslowskiHeaven ayant été réalisé par Tom Tyckwer -, L’Enfer élève à des dimensions tragiques les drames ordinaires de quatre femmes, le scénariste Krzysztof Piesiewicz allant même jusqu’à faire émettre, assez peu subtilement, par la bouche d’Anne que la mère s’assimile à Médée, celle qui tua ses enfants pour se venger de Jason: "La vie est faite de petites choses, avance Tanovic. C’est quoi, la grande tragédie? Un tsunami n’arrive que rarement et pourtant il y a des gens malheureux partout. Ce sont nos petites vies qui sont tragiques. Comment voulez-vous reconnaître le paradis si vous n’avez pas connu l’enfer? C’est ça le problème de notre société aujourd’hui, il n’y a plus de véritable enfer, donc plus de véritable paradis. Pour moi, l’enfer et le paradis sont en nous. Sartre a dit: "L’enfer, c’est les autres." Et il avait raison, mais pour beaucoup de gens, l’enfer, c’est nous-mêmes."

Béart se souvient: "Lorsque j’ai pensé à Sophie, non pas à la construire parce que je ne crois pas à la construction des personnages, je me disais: au fond, son drame de femme est assez banal; ce qui l’est moins, c’est son drame d’enfant. La notion de perte, d’abandon, de destruction de la cellule familiale est plus forte chez ces trois femmes que chez d’autres femmes, et c’est ça l’enfer. Dans l’abandon, on peut difficilement faire plus violent que le geste que commet leur père. Pour la construction féminine de la petite fille, le regard du père est un tuteur, le premier regard d’un homme, celui du père, qui est son premier amour. Dans le récit, il y a le non-dit aussi; elles n’ont pas la mémoire de la mère. Lorsqu’il n’y a plus personne pour vous raconter l’histoire, il reste alors une place immense pour le fantasme."

Privées de la vérité par leur mère, muette et paralysée depuis le soir du drame, les trois soeurs ont donc réécrit leur propre histoire et décidé de fuir la famille afin de ne pas commettre les mêmes erreurs que leurs parents. Et pourtant, à l’instar de leur mère, elles paieront cher en jugeant les événements selon les apparences. Fatalité ou déterminisme? "Vous croyez à la génétique? demande le réalisateur. Il y a des choses que je n’aime pas chez mon père et que je reconnais maintenant chez moi. On croit qu’on a la volonté de changer, de mieux faire, mais mon cul! On n’est rien! J’ai parfois l’impression qu’on est des marionnettes."

FAMILLE, JE VOUS AIME

Lui qui avait décrit sans fard et avec humour noir l’univers viril des tranchées, allant jusqu’à décrocher l’Oscar du meilleur film étranger pour No Man’s Land, n’a pas lésiné cette fois sur l’emballage en composant une musique aux accents déments et des métaphores visuelles superflues, de même qu’en usant d’un symbolisme quelque peu primaire, pensons aux murs rouges de l’appartement de Béart – n’est pas Antonioni qui veut! "Tanovic est comme un peintre, de dire l’actrice, il accorde beaucoup d’importance à l’esthétisme, à la beauté, à la façon dont il vous filme, vous éclaire, à la musique qui vous accompagne. Je crois que si ce film avait été fait par un Français de pure souche, il aurait été traité de façon plus rugueuse, plus réaliste. Chez Danis, on sent cette volonté de lyrisme."

Si Tanovic a un peu trop misé sur le style, on peut au moins saluer le fait qu’il ait su mettre à profit le silence: "C’est beau, le silence, dit le cinéaste qui rêve de tourner un film sans dialogues, parfois, il parle mieux que la parole." Ainsi, c’est sans doute lors des moments de silence que l’émotion se fait plus tangible, telles ces scènes où Béart, le regard perdu, erre dans un hôtel à la recherche de son mari. De voir ces trois superbes actrices jouer l’humiliation et la souffrance avec autant d’abandon laisse à croire que le réalisateur aux allures d’ours mal léché a su les y conduire avec sensibilité – sans cela, on aurait parlé d’une certaine misogynie chez l’un et de masochisme chez les autres: "Ce que j’aime beaucoup de Tanovic, confie Emmanuelle Béart, c’est qu’il dit toujours: "Moi, je n’ai pas peur de dire ‘je ne sais pas’." Cela a commencé très tôt dans l’écriture, Tanovic a donné de la chair à ce scénario inachevé de Kieslowski; il a voulu partager cela en nous disant simplement: "Je suis un homme, vous êtes des femmes et si vous avez des choses de femmes à me dire, n’hésitez jamais." C’est quelqu’un qui donne de l’audace parce qu’il est lui-même audacieux."

Dans ce drame familial lourd et maniéré où le silence est aussi générateur du drame, c’est à la mère, pourtant prisonnière de son mutisme, que revient le dernier mot. Un mot tranchant qui laisse planer un doute quant à la reconstruction de la famille: "Je crois qu’une réconciliation avec la mère n’est pas importante, avance Béart, plutôt une réconciliation des soeurs avec elles-mêmes. Je ne crois pas que le rôle des hommes soit détestable dans ce film, les ennemis sont à l’intérieur d’elles-mêmes; par sa façon de se comporter, l’homme est un révélateur. En fait, ce que démontre la mère, c’est un sentiment d’impuissance totale. Quant aux soeurs, je pense qu’elles vont vers la vie, car le trajet de la résilience et de la réconciliation est déjà entre elles."

Pour sa part, Tanovic, croyant profondément à la famille et fier d’annoncer à la ronde que sa femme attend leur quatrième enfant, conclut: "La mère a-t-elle vraiment le dernier mot? Dans mon film, il n’y a pas d’optimisme ni de pessimisme; les gens y verront ce qu’ils voudront voir. Pour moi, il y a un certain espoir, mais je sais qu’il y a des gens qui ont trouvé le film très déprimant. Tous mes films sont ouverts; je n’ai pas de leçons ni de solutions à donner, mais je pose des questions. En fait, la seule réponse que j’ai, c’est l’amour. Mes parents m’ont donné l’amour et ç’a été ma force toute ma vie."

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