Wordplay : Plaisir solitaire
Cinéma

Wordplay : Plaisir solitaire

Une grille au pelage dalmatien. Des indices propres à dérouiller les méninges. Les mots croisés font partie de l’ADN des quotidiens, et leurs fidèles se comptent par millions. Le documentaire Wordplay ausculte un culte qui dure depuis presque 100 ans.

Pour l’ancien président des États-Unis Bill Clinton, faire des mots croisés et trouver des solutions aux problèmes de la vie quotidienne, c’est du pareil au même: "Tu pars avec ce que tu connais et tu construis autour ensuite."

Chez nos voisins du sud, les mots croisés publiés chaque jour dans le prestigieux New York Times sont une institution. Le documentariste Ken Burns va jusqu’à les comparer aux icônes new-yorkaises que sont la statue de la Liberté et le pont de Brooklyn.

Les mots croisés du quotidien de la Big Apple ont eu des moments mémorables. Le 7 janvier 1988, un certain Bill Gottlieb a convaincu le Times de publier une grille "codée" dans laquelle tous les indices menaient… à une demande en mariage personnalisée à sa fiancée, féroce cruciverbiste. Le jour des élections présidentielles de 1996, la célèbre grille tachetée y allait d’un indice inusité: "La une du journal de demain". Quatorze lettres. Les journaux du lendemain parleraient tous du nouveau président des États-Unis. Les mots croisés du New York Times annonçaient-ils le vainqueur avant l’heure? Nenni. Grâce à un brillant jeu de lettres, deux réponses étaient possibles: "Clinton elected" ou "Bob Dole elected". Les noms des deux principaux rivaux.

Pour le réalisateur du documentaire Wordplay, Patrick Creadon, les mots croisés ne sont rien de moins que des oeuvres d’art, car "les gens qui les font doivent être un peu paroliers, un peu écrivains, un peu linguistes, un peu poètes"…

Le jeune documentariste n’est peut-être pas le plus brillant des cruciverbistes, mais ce loisir le passionne suffisamment pour qu’il ait eu le goût d’y consacrer son premier film. D’ailleurs, il n’a que de bons mots pour les amateurs de mots croisés. "Ce sont des gens qui lisent les journaux tous les jours, dit-il. Ils doivent s’intéresser à l’actualité, aux petites choses de la vie, aux mots. En somme, même si c’est une activité solitaire, c’est le moment de la journée où l’on interagit le plus avec le monde qui nous entoure…"

Avec Wordplay, Creadon ne se contente pas de faire l’éloge des mots croisés. Il explore la faune cruciverbiste, en commençant par un portrait du maître en la matière: Will Shortz, l’éditeur des mots croisés du New York Times. Depuis 1993, c’est lui qui contrôle l’horizontale et la verticale…

Will Shortz est un grand mince à moustache, le "Errol Flynn (6’2 ») des mots croisés", selon l’animateur du Daily Show, Jon Stewart. Il est aussi la seule personne au monde à détenir un diplôme en "énigmatologie" (l’étude des puzzles). "Will est une des rares personnes qui, dans la vie, ont trouvé ce qu’elles aimaient et l’ont fait", dit de lui Patrick Creadon. Certes, le type a un parcours inusité, mais de là à lui consacrer un film…

CRUCIVERBISTES EXTRÊMES

En fait, dans Wordplay, Will Shortz sert surtout de prétexte pour permettre au réalisateur une intrusion dans l’univers curieux des gagas de mots croisés. Car certains ne se contentent pas d’en faire pour étirer les matinées dominicales. Ils sont de véritables athlètes de la chose, capables de remplir une grille en deux minutes à peine.

Dans ce club sélect, on rencontre: un père de famille 100 % banlieusard; un pianiste pouvant jouer une partition à la perfection dès la première lecture; un étudiant en informatique au visage de gamin, qui s’avère toutefois être un impitoyable cruciverbiste. Chaque printemps, ces noircisseurs de cases vides se réunissent au Stamford Marriott Hotel, pour l’American Crossword Championship Tournament, la compétition qui couronnera le meilleur cruciverbiste au pays.

À certains égards, la quête de ces pros des mots croisés dénote un comportement typiquement humain: la poursuite de la reconnaissance, le goût de sortir du peloton, le désir d’être "numéro 1". Dans nos sociétés modernes, l’Eldorado, c’est sortir de l’anonymat.

La réflexion est intéressante. Surtout lorsqu’elle concerne les mots croisés, que certains considèrent comme une "représentation symbolique de la civilisation moderne". Comme le remarque l’une des personnes interviewées dans Wordplay: "Nous vivons dans une boîte, nous utilisons une boîte pour nous rendre au boulot, nous travaillons dans une boîte. Et dans notre journal, nous retrouvons une page avec des boîtes à remplir…"

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