La Belle Bête : Famille, je vous hais!
Avec La Belle Bête, adaptation du tout premier roman de Marie-Claire Blais, Karim Hussain signe une oeuvre difficile et racée qui explore certains bogues familiaux contemporains. Échange avec les deux maîtres d’oeuvre de ce récit grave, sombre et charnel, et les actrices qui lui donnent chair, Carole Laure et Caroline Dhavernas.
La Belle Bête, c’est un long métrage qui habite les marges d’aujourd’hui, dans un monde familier mais étranger à la fois, un lieu curieux, qui sert de théâtre à des protagonistes meurtris s’aimant d’un amour malsain, violent. C’est un huis clos étouffant, un conte cruel qui met en scène une mère (Carole Laure) et ses deux enfants turbides (Caroline Dhavernas et Marc-André Grondin), hantés par la figure d’un père disparu. C’est un long métrage se posant en porte-à-faux au carrefour de deux univers qu’on dirait a priori éloignés, mais qui se révèlent convergents.
La majorité des films québécois se caractérisent par leur association à un lieu et à une époque précis. La Belle Bête, au contraire, existe dans un espace-temps flou…
Karim Hussain: "Un truc qui est important, c’est que la famille elle-même est hantée par le passé de Louise (Laure). Ils sont complètement isolés du monde; lorsqu’on sort de leur maison, on voit que la vie moderne a continué sans eux. Même les gens qui sont attirés vers cette famille, qui l’infiltrent, sont un peu comme des fantômes. Ils sont plus des symboles que de vrais personnages."
Comment s’est produite la rencontre de vos deux univers? Qui est allé vers qui?
Marie-Claire Blais: "Je connais Karim depuis qu’il est assez petit. Je l’ai connu à travers sa famille. Il faisait beaucoup de cinéma déjà. Je lui ai donné des livres. On s’est perdus de vue, puis on s’est retrouvés, et on a recommencé à parler de travail. Vous savez, c’est une longue entreprise, nous avons eu plein d’épreuves (rires), dont le manque de soutien matériel. Enfin, grâce à la ténacité de Karim, on a pu sauver le projet."
Vous étiez convaincue que Karim était l’homme pour mettre en images votre roman?
MCB: "Je pense que le fait que Karim soit si jeune, qu’il fût si jeune au moment où il a conçu l’idée du projet, c’est normal, puisque l’auteur était très jeune au moment de l’écriture. C’est lié à des fantasmes, à des réflexions qui sont proches de la jeunesse."
Les scènes extérieures, lumineuses et très belles, ont quelque chose du Teorema de Pasolini…
KH: "Oui, oui. J’adore Pasolini… Le personnage de Lanz (David La Haye), c’est plus ou moins mon Terence Stamp."
Comment s’est déroulée l’écriture du scénario, cosigné par Karim et Julien Fonfrède, l’un des producteurs? C’était un travail à six mains…
MCB: "Nous y avons tous travaillé, avec Julien et Anne Cusson (coproductrice). Il y a eu six versions. Vous avez vu le film, il y a peu de paroles. Elles sont là quand c’est nécessaire. Avant, j’en avais mis beaucoup (rires). Les gens s’expliquaient davantage. Les romanciers ont tendance à expliquer leurs émotions. Nous avons dépouillé le scénario, surtout quand on a vu les acteurs jouer. Leurs visages, leurs gestes parlent énormément. On a limité leurs paroles à l’essentiel."
Quelle résonance a La Belle Bête aujourd’hui, quelque 50 ans après sa conception?
MCB: "Ça nous apprend, ce que nous voyons beaucoup dans les écoles aujourd’hui, que l’enfance n’est pas innocente. C’est à l’intérieur du foyer que naissent les grandes violences. Voici un foyer qui a l’air bien tranquille de l’extérieur, où se passent tous ces drames assez effroyables. Les drames sont plus terribles encore dans les coeurs. Ça commence très tôt, chez soi, ce désir malsain de meurtrir l’autre. On commence par torturer son frère, ensuite, on va torturer dans son école. Je pense que c’est là le sujet du film."
KH: "Je pense que le film et le roman sont de plus en plus véridiques et pertinents. C’est un peu tragique, ça signifierait qu’on n’a pas appris de nos leçons. D’où la nécessité de faire ce film."
MA MÈRE, MON ENNEMIE
Les deux héroïnes de La Belle Bête parlent du comment et du pourquoi de leur engagement. L’offre de Karim Hussain était-elle de celles qui ne se refusent pas? Dans le genre, oui.
Qu’est-ce qui vous a attirées vers le projet de La Belle Bête?
Caroline Dhavernas: "Je ne connaissais pas l’histoire. C’était une découverte pour moi. Je l’ai trouvée intéressante, très intense. Les trois personnages du huis clos sont magnifiques. Ça a été libérateur de faire quelque chose d’aussi intense, d’essayer de comprendre la psychologie de quelqu’un qui peut commettre des actes comme ça. Voir d’où ça vient. J’étais chanceuse, il y a un roman qui existe, j’ai pu aller chercher loin dans la psychologie du personnage. Il devrait toujours y avoir un livre avec le film (rires)!"
Carole Laure: "Karim… Ce film-là arrivait juste au moment où c’était possible, alors que j’étais en fin d’écriture. Karim, il est arrivé avec ses grandes pattes en l’air et une totale sincérité. C’en était touchant. Il ressemble à tellement personne que je connais. Il a une grande volonté de réussir. Je l’ai aimé. Mais j’ai regardé le sujet quand même. Il y avait le roman, puis le casting. Caroline Dhavernas est excellente. Marc-André, je venais de le voir dans C.R.A.Z.Y. Difficile de dire non. C’est un univers clos, ça ne prenait pas beaucoup de temps, c’était un film à tout petit budget. D’aller vers un jeune réalisateur, ça me plaisait. Un garçon de 20 ans m’arriverait avec un bon petit script, je pense que je dirais oui."
Qu’avez-vous trouvé dans vos rôles respectifs?
CD: "Jouer un rôle de méchante, c’est une chance unique quand ça arrive… parce que ça ne nous ressemble pas, et je pense que la plupart des comédiens qui aiment vraiment jouer aiment jouer des choses qui sont loin d’eux afin d’explorer quelque chose de nouveau. Je suis moi tous les jours, pourquoi je voudrais jouer quelque chose qui me ressemble? C’est un peu plate."
CL: "C’est la première fois qu’on me proposait un rôle de vieillissement. Elle pourrit, la femme (rires)! J’en ai fait des affaires dans ma vie, mais ça… Ça m’a étonné que Karim vienne me proposer ça. J’ai aimé ça."
C.V.
Karim Hussain se fait rapidement remarquer avec Subconscious Cruelty, son premier long métrage, qui est dévoilé en 2000 au prestigieux festival de Sitgès, en Espagne. En 2002, avec Julien Fonfrède, il co-réalise le court métrage La Dernière Voix, qu’il a aussi c-scénarisé, coproduit et photographié. Mettant en vedette Marie-Josée Croze, Ascension, son deuxième long métrage, paraît au FNC en 2003 et remporte un prix au festival de Sitgès. Plus récemment, Hussain a co-écrit deux films pour le cinéaste espagnol Nacho Cerdà: Ataúdes de luz (2004) et The Abandoned (2006). Entre 1997 et 2001, il a travaillé comme programmateur et organisateur au festival Fantasia. (M. Defoy)
CRITIQUE
La majorité des films québécois sont comme des dépendants affectifs: ils ont besoin d’être aimés. Même si les thèmes sont troublants, on y retrouve toujours au moins un personnage sympathique à qui le spectateur peut s’accrocher. Peu importe ce que l’on pense de La Belle Bête, on se doit au moins d’admirer son absence de complaisance. La dernière réalisation de Karim Hussain (Subconscious Cruelty) est un impitoyable plongeon dans la folie et l’amoralité, un récit malsain à souhait où tous les personnages sont narcissiques, mesquins ou franchement maléfiques!
Adapté du premier roman de Marie-Claire Blais, qui en signe elle-même l’adaptation avec Hussain et Julien Fonfrède, le film s’attarde à un clan étroitement lié vivant sur une ferme prospère. Louise (Carole Laure, affectée) est une veuve vaniteuse et superficielle qui n’en a que pour son fils Patrice (Marc-André Grondin, à la fois intense et vulnérable), adolescent aussi beau qu’il est idiot. Pendant ce temps, sa fille Isabelle-Marie (Caroline Dhavernas, jouissivement détraquée), vilain petit canard de la famille, brûle de jalousie et désire désespérément pénétrer l’intimité quasi incestueuse que partagent son frère et sa mère, même si elle doit user des pires violences pour y arriver.
On pourrait croire que La Belle Bête est une oeuvre purement dramatique, mais c’est aussi une comédie particulièrement noire où l’excès et l’absurdité cohabitent avec le surréalisme et le gore. Vous devinez que cela donne un film inégal dont l’absence de repères familiers déplaira à ceux qui s’attendent à un petit drame familial pépère. Les passionnés de cinéma original et tordu, par contre, s’en délecteront. (K. Laforest)
À voir si vous avez aimé
Possession d’Andrzej Zulawski
Visitor Q de Takashi Miike
May de Lucky McKee