Le Caïman / Rétrospective Nanni Moretti : Moi, moi-même et Berlusconi
La sortie du Caïman (Il Caimano) donne le coup d’envoi à la rétrospective Nanni Moretti que présente la Cinémathèque québécoise jusqu’au 31 mars. Rencontre avec un réalisateur soi-disant autarcique.
"Le Caïman parle d’un homme qui a mis l’Italie dans l’impasse pendant 12 ans à cause de ses problèmes financiers. Ce pays, qu’il a divisé en deux, a enduré tous ses mensonges; cet homme a dit qu’il abandonnerait ses trois stations de télé une fois élu, mais ne l’a pas fait. Cet homme n’avait aucune idée sur la manière de diriger un État. Ce qui m’étonne, c’est que personne n’ait traité de cela au cinéma, et c’est pour cela que je voulais en parler à ma manière", affirmait avec fermeté le cinéaste italien Nanni Moretti lors d’une entrevue réalisée au Festival du film de Toronto.
Brûlot brûlant, ce Caïman? Oui et non. D’abord, pour ceux qui seraient rebutés à l’idée de voir un film où l’on critique Silvio Berlusconi, l’homme et le politicien, sachez que cette satire politique se veut aussi un hommage au cinéma et une histoire d’amour, celle de Bruno Bonomo (Silvio Orlando, bouffon émouvant), réalisateur de films de série B, pour sa femme qu’il refuse de voir partir, et dont la rencontre avec Teresa (Jasmine Trinca), aspirante scénariste-réalisatrice qui lui proposera de tourner un film sur Berlusconi, sera déterminante pour sa carrière chancelante.
"Dès le départ, je ne voulais pas d’un film qui soit essentiellement politique, précise Moretti, mais je voulais tout de même qu’il le soit partiellement. Je voulais raconter une séparation et aussi l’histoire d’un homme qui, comme moi, fait des films, mais différents des miens."
C’est en 2002 que Moretti commence à écrire un scénario où il s’attaque directement à Berlusconi. Insatisfait, il entreprend l’écriture du Caïman où il s’amuse à questionner l’art et la politique. En résulte un film jouissif où le cinéaste prend plaisir à signer des pastiches de films psychotroniques, à souligner à grands traits le ridicule de Berlusconi (Elio de Capitani) dans la version du Caïman imaginée par Bruno, et à personnifier de façon inquiétante cet homme qu’il a tant décrié dans le film de Teresa: "J’aime les puzzles, les intrigues à tiroirs, avoue Moretti en souriant, mais ce n’est quand même pas un film de Lynch… un grand réalisateur, soit dit en passant!"
Bien que le réalisateur ne se soit pas réservé le premier rôle, comme il en avait l’habitude, l’on retrouve tout de même avec joie la signature de Moretti, celui qui critique avec ferveur le système politique, celui qui n’hésite pas à insuffler une touche d’absurdité à la simplicité de l’ensemble, celui qui dévoile sans pudeur ses angoisses existentielles. Moretti signe une satire politique si intelligente, divertissante et irrévérencieuse que l’on regrette que pas plus de réalisateurs s’adonnent à la critique sociopolitique.
Face à ce manque, Moretti tente une explication: "Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un problème avec la censure; il y a des scénaristes, des réalisateurs et des producteurs qui ne prennent même pas le risque d’émettre la moindre idée politique. Évidemment, lorsqu’un film s’annonce très coûteux, il est important d’obtenir du soutien financier et ce n’est pas nécessairement le genre de sujet qui plaît aux institutions financières. Je ne veux surtout pas crier à la censure, car jouer les victimes n’est pas du tout mon genre. Je crois que le vrai problème vient du fait que peu de scénaristes et de réalisateurs s’intéressent à la politique."
Lorsqu’on lui cite en exemple des réalisateurs qui rêvent de changer le monde, tel que l’ont affirmé Rachid Bouchareb (Indigènes) et Emilio Estevez (Bobby) au Festival de Toronto, la réplique de Moretti tombe comme un couperet: "Je vais dire quelque chose de brutal: je crois que lorsqu’un réalisateur se met en tête de changer la façon de penser des gens, il s’embarque sur un sentier très étroit qui débouchera sur un mauvais film. Le rôle d’un réalisateur, c’est de faire, dans la mesure du possible, de bons films, et non des films standard. Si un bon film arrive à raconter quelque chose de nouveau au spectateur, c’est tant mieux. J’ai principalement parlé de Berlusconi pour moi-même, et non pour le spectateur."
Enfin, c’est peut-être une coïncidence, mais peu après la sortie du Caïman, Berlusconi perdait ses élections…
C.V.
C’est en 1976 que Nanni Moretti se fait remarquer avec son premier long métrage, Je suis un autarcique, où il critique la gauche. En 1978, il présente Ecce Bombo à Cannes. Suivront Sogni d’oro (Grand Prix du jury à Venise, 1981), Bianca (1983), La messe est finie (1986, année où il fonde sa maison de production, Sacher Films) et Palombella Rossa (1989), dans lesquels il incarne l’égocentrique et revendicateur Michele Apicella. Abandonnant son alter ego, Moretti est le personnage principal de Caro Diario (Prix de la mise en scène à Cannes, 1994) et d’Aprile (1998) où il s’interroge sur la vie et la politique. En 1990, il réalise La Cosa, documentaire sur le Parti communiste italien. Lauréat de la Palme d’or grâce à La Chambre du fils (2001), où il incarne un père endeuillé, Moretti revient en force avec la satire anti-Berlusconi Le Caïman (2006), confiant cette fois-ci le rôle central à Silvio Orlando.
QUATRE MUSTS DE MORETTI
Palombella Rossa (1989)
Michele Apicella (Moretti), député communiste devenu amnésique à la suite d’un accident d’auto, retrouve peu à peu la mémoire lors d’un match de water-polo. C’est dans cette satire politique d’un humour décalé et irrésistible qu’apparaît le comédien fétiche de Moretti, Silvio Orlando. On y voit également Asia Argento dans le rôle de la fille du député. (25 et 31 mars)
Dear Diary (Caro Diario, 1993)
À travers son journal intime, Nanni Moretti dévoile trois moments de sa vie et livre ainsi une réflexion pertinente sur la situation de l’Italie. Une oeuvre égocentrique portée par une trame sonore enlevante où la fantaisie flirte brillamment avec l’absurde. (28 mars)
Aprile (1998)
Alors qu’il prépare un documentaire sur la politique italienne, Nanni Moretti découvre les joies de la paternité, tandis que Berlusconi s’empare du pouvoir. Un journal intime tourné sur trois ans où le bouillant cinéaste jongle aisément avec l’intime et le politique. À la fois tendre, drôle et cocasse. (29 mars, suivi du Cri d’angoisse de l’oiseau prédateur, lequel regroupe 20 scènes rejetées d’Aprile)
La Chambre du fils (La Stanza del figlio, 2001)
Se sentant coupable de la mort accidentelle de son fils, un psychanalyste (Moretti) néglige sa femme (bouleversante Laura Morante, sa partenaire dans Bianca) et sa fille (Jasmina Trinca, qui incarnera la jeune réalisatrice du Caïman). Par une réalisation sobre et précise, Moretti signe le portrait émouvant et sensible d’une famille éprouvée. (30 mars, précédé de The Last Customer)
Jean A. Gilli, professeur à la Sorbonne et spécialiste du cinéma italien (Nanni Moretti, Rome, Gremese, 2006), sera à la Cinémathèque du 20 au 24 mars.