Les Amitiés maléfiques : Et moi, et moi, et moi
Dans Les Amitiés maléfiques, d’Emmanuel Bourdieu, Thibault Vinçon incarne un jeune universitaire prétentieux et manipulateur. Rencontre avec l’humble acteur derrière l’abject personnage.
De l’air hautain d’André Morney, Thibault Vinçon ne semble garder aucune trace. Effectivement, le contraste entre son moi réel et le despotique étudiant qu’il personnifie dans Les Amitiés maléfiques est de taille. L’air affable, le sourire facile, le comédien, de passage à Montréal lors du dernier FNC, parle de son cruel protagoniste certes avec passion, mais aussi avec naturel et réflexion: "C’est vraiment un être difficile à décrire! Déjà, je ne sais pas très bien d’où il vient… Probablement d’un milieu plus prolétarien que les autres figurants du scénario. Morney, c’est un peu un autodidacte, a priori extrêmement brillant, qui possède une grande dextérité verbale. C’est aussi une sorte de dictateur de la pensée qui a besoin des autres pour pouvoir imposer un point de vue, et devenir un maître. Mais, en fait, il va révéler assez vite un certain nombre de failles…"
Des failles qui s’avéreront décisives pour le destin de Morney, de prime abord annoncé comme un destin intellectuel brillant: fort en gueule et suscitant l’admiration de tous, ce chouchou du professeur qui a TOUT lu et qui cite Karl Kraus à tout bout de champ aura l’unique chance de partir pour l’Amérique ("Amérique" étant bien sûr chaque fois prononcé d’un ton ampoulé et plein de gravité) afin d’étudier Ellroy. Que disons-nous! Afin de rencontrer Ellroy en personne, et de discuter littérature avec lui autour d’une bonne bouteille de vin, comme avec un vieux pote. Mais si l’assurance dont Morney fait preuve et les connaissances littéraires qu’il déballe aussi aisément qu’une liste d’épicerie n’étaient qu’un moyen de couvrir des manques profonds à des niveaux autrement plus émotifs?
"Évidemment, il a un comportement abject, je suis d’accord avec vous, approuve avec une certaine réticence Thibault Vinçon, un peu comme s’il cherchait à excuser son personnage, mais ce comportement est justifié par des sentiments qui me paraissaient légitimes, car tout le monde a sa manière de négocier avec la vie. Lui, sa manière, c’est de manipuler les autres. Et s’il y parvient si bien, c’est peut-être parce qu’il a une générosité, un don. Il a une grande tendresse avec ses amis, une grande attention. C’est vrai qu’il les vampirise, mais il les vampirise uniquement sous la caution de l’amour et de la tendresse."
On vous l’accorde: difficile de voir la tendresse et encore moins de l’amour dans la façon dont le tyrannique universitaire traite ses "copains": le timide Alexandre (Alexandre Steiger) qui rêve de devenir acteur, le légèrement risible Franchon (Thomas Blanchard) et celui qui manque d’assurance, Éloi (Malik Zidi), dont la mère (Dominique Blanc), écrivaine, est moquée par la critique parisienne au grand complet. À tous, Morney impose ses points de vue tranchés et bornés. À tous, il répète que la seule raison pour laquelle certains écrivent, c’est qu’ils n’ont pas la force de caractère nécessaire pour ne pas le faire (eh oui, Kraus encore). À tous, il interdit d’aligner des mots, affirmant que tant qu’on n’a pas tout lu, on ne peut pas prétendre avoir droit à la plume. À tous, il lance des réflexions sordides et réductrices.
Parlant réflexion, ce savoureux et intrigant portrait des sombres jeux de pouvoir qui régissent le milieu littéraire en porte une des plus intéressantes: "Les scénaristes, Emmanuel Bourdieu (qui signe aussi la réalisation) et Marcia Romano, ont très bien connu ce monde universitaire au sein duquel il existait réellement un courant de pensée très anti-intellectualiste qui disait que si tu n’écris pas pour vivre, t’es juste un bourgeois, explique Vinçon. C’est une position extrêmement radicale qu’on peut retrouver chez les grands poètes allemands. Par exemple, dans ses Lettres à un jeune poète, Rilke proclame que si ça ne nous tue pas de ne plus écrire, il ne faut pas commencer à le faire. Tout simplement."
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