Inland Empire : Rêver les yeux grands ouverts
Inland Empire, dernier monument filmique de David Lynch, est une oeuvre onirique de trois heures dans laquelle il revisite toutes ses obsessions thématiques et esthétiques au fil d’un récit… apparemment sans fil! Entrevue exclusive avec le légendaire cinéaste.
De son bureau de Los Angeles, David Lynch nous explique, le plus simplement du monde, comment est né Inland Empire, oeuvre énigmatique qui lui a permis de renouer avec Laura Dern (Blue Velvet, Wild at Heart).
Inland Empire, plus peut-être que n’importe lequel de vos autres films, donne l’impression au spectateur de rêver…
"Je ne puise presque jamais mes idées dans les rêves. Cependant, j’aime beaucoup ce que j’appelle la logique du rêve. Vous savez, pour moi, le cinéma est un langage qui ne répond à aucune règle, notamment en ce qui a trait à la temporalité dans un récit; le cinéma permet naturellement d’en jouer comme dans un rêve."
Il s’agit d’une oeuvre passablement abstraite sur le plan narratif. Et pourtant, à l’instar de Mulholland Dr., on en sort ému, sans nécessairement comprendre exactement d’où vient concrètement cette émotion. Vous êtes conscient de ça?
"Plus vous allez en profondeur dans l’exploration des émotions humaines, plus celles-ci deviennent abstraites. Et la manière dont un artiste s’y prend pour conquérir et transmettre ces émotions m’apparaît intéressante. Le langage du cinéma permet de traduire certaines émotions mieux que les mots dans la mesure où le cinéma agit directement sur les sens, ce qui rend très concrètes les idées les plus abstraites. Ainsi, le spectateur peut ressentir viscéralement certaines émotions, sans nécessairement pouvoir les décoder intellectuellement."
Avant d’entrer dans la salle de montage, aviez-vous une idée précise du film que vous vouliez faire?
"Oui, absolument. Chaque scène du film est née d’une idée précise et très claire dans ma tête. Chaque idée de scène impose d’elle-même la façon dont elle doit être filmée et jouée par les interprètes. Le rôle de l’artiste est de rester fidèle à son idée de départ. Cela dit, au montage, on le sent instinctivement lorsqu’une scène n’est pas à sa place et il faut alors la déplacer. C’est un travail d’expérimentation qui permet de rester fidèle à l’idée de départ, mais en tenant compte du fait que celle-ci évolue."
Le tournage du film a débuté avant que vous ayez un scénario complet. En avez-vous profité pour inviter Laura Dern à participer au processus d’écriture du film?
"Non (rires). Toutefois, Laura est à l’origine du projet. Je l’ai croisée un jour dans ma rue, où elle venait tout juste de s’acheter une maison, et elle m’a exprimé son désir de faire un nouveau film avec moi. Ç’a été l’élément déclencheur. J’ai commencé par écrire une scène, puis une autre, sans savoir où ça me mènerait. Laura m’a fait confiance, même si c’était frustrant pour elle de n’avoir aucune idée globale du film qui germait dans ma tête. Au début du tournage, nous ne savions même pas avec certitude si le projet allait vraiment aboutir."
Elle livre une performance fantastique dans le film.
"Oh oui, absolument!"
Vous avez d’ailleurs milité pour qu’elle soit sélectionnée pour un Oscar en vous installant avec une grande affiche du film et une vache sur un coin de rue à Hollywood pendant toute une journée…
"Trois jours en fait. Nous n’avions pas d’argent pour promouvoir sa candidature, alors j’ai décidé d’attirer l’attention des membres de l’académie de cette façon. Après tout, ce sont des gens qui apprécient la valeur d’un bon show. J’avais vraiment espoir qu’elle obtienne une nomination. L’Oscar doit récompenser la meilleure performance de l’année et je crois que la sienne était la meilleure. J’étais convaincu qu’elle l’obtiendrait."
Un acteur aime connaître les motivations de son personnage. Laura Dern en joue plusieurs dans votre film. A-t-elle essayé de rationaliser psychologiquement le comportement de ceux-ci ou s’est-elle laissé guider instinctivement par l’émotion de chaque scène individuelle?
"Encore une fois, tout repose sur l’idée de base de chaque scène. Nous en discutons beaucoup au départ, notamment durant les répétitions. L’avantage avec la vidéo numérique, c’est que je peux laisser la caméra rouler sans interruption même lorsque je donne des indications aux acteurs ou qu’ils me posent des questions durant le tournage d’une scène. Je le sais instinctivement lorsque ça ne va pas et je peux intervenir directement auprès de l’acteur et corriger le tir sans arrêter de filmer. C’est vraiment bien."
Même si Inland Empire a été filmé en vidéo, les images demeurent aussi magnifiques et fortes que dans vos films précédents tournés sur pellicule 35 millimètres. Quelle importance accordez-vous à la beauté plastique de vos films?
"La beauté pour la beauté ne veut absolument rien dire. Ce qui m’importe, c’est de transmettre le sens de chaque scène de la façon la plus pure et authentique possible."
Avez-vous l’intention de filmer dorénavant juste sur vidéo numérique?
"Oui. Le support filmique traditionnel est mort. Complètement mort. Les autres peuvent bien continuer à l’utiliser, mais en ce qui me concerne, c’est fini. Tout est tellement plus léger et souple en tournage numérique. Les caméras pour le format 35 millimètres sont très lourdes et exigent une grosse équipe technique. La pellicule peut se déchirer, se salir, les couleurs varient d’une bobine à l’autre. Le chariot pour les travellings est aussi gros qu’un Hummer. C’est de l’antiquité."
Ce film est très recherché sur le plan du design sonore.
"Le son est pour moi aussi important que l’image pour transmettre mes idées. Ça forme un tout."
Vous imaginez-vous tourner un jour un film pour un studio hollywoodien?
"Je ne ferais jamais un film pour un studio à moins d’avoir une liberté créatrice totale, incluant le contrôle absolu sur le montage final. Ce que j’obtiens avec mes producteurs français. Sans tout cela, le travail du réalisateur devient un simple boulot, une farce, une humiliation, une horreur. Ceux qui se prêtent à ce jeu le font pour l’argent ou dans l’espoir d’avoir un jour la liberté de faire ce qu’ils veulent. Mais ce n’est pas la bonne façon de procéder. Vraiment pas du tout."
Les producteurs hollywoodiens ne vous offrent jamais de projets?
"Non. Je ne fais pas le genre de films qu’ils considèrent viables sur le plan commercial. Je ne fais pas du cinéma pour générer des profits. Alors ils ne pensent pas à moi. Certains d’entre eux aiment peut-être ce que je fais d’un point de vue artistique, mais ils veulent avant tout faire de l’argent."
Que diriez-vous à un spectateur qui voudrait se faire expliquer l’intrigue de votre dernier film?
"L’intrigue se construit dans ma tête morceau par morceau. Il m’arrive d’avoir des idées sans comprendre tout de suite leur signification, mais je les laisse cheminer et elles finissent par trouver leur sens. Je suis alors capable d’interpréter l’histoire qui émerge dans ma tête, mais il s’agit évidemment de ma propre interprétation, que je ne peux pas imposer au spectateur. C’est à lui de donner le sens qu’il veut aux différents éléments du récit."
LAURA AU PAYS DES MERVEILLES
Si vous pensiez que Lost Highway ou Mulholland Dr. étaient des oeuvres énigmatiques, prenez une grande respiration et accrochez-vous solidement avant de vous mesurer à Inland Empire, ce cauchemar-fleuve de trois heures dans lequel David Lynch nous invite à plonger dans l’abîme vertigineux de son imaginaire obsessif et surréaliste. Un menu foisonnant qui lance un défi incroyablement excitant et stimulant au cinéphile: la chance de s’abandonner sans résistance à une dérive onirique (et souvent cauchemardesque) où le langage du cinéma largue les amarres de la narration conventionnelle pour retrouver enfin toute sa puissance lyrique.
Dans un tel contexte, on ne m’en voudra pas trop d’éprouver certaines hésitations à résumer l’intrigue du film. Car, oui, intrigue il y a. Au début, le récit est même plutôt facile à suivre. On fait d’abord connaissance avec Nikki (Laura Dern, tout simplement magistrale), une actrice hollywoodienne qui vient de décrocher un rôle dans le nouveau film d’un réalisateur célèbre (Jeremy Irons). Alors qu’elle entreprend de répéter avec son partenaire (Justin Theroux), tous deux apprennent que le film qu’ils vont tourner est en réalité le remake d’une oeuvre inachevée, dont le tournage a été interrompu à la suite du meurtre mystérieux des deux vedettes. Jusque-là, Lynch semble vouloir nous faciliter la vie. Certes, le récit est déjà émaillé de flashs insolites ou mystérieux et de jeux spatiotemporels, mais l’histoire possède encore un semblant de fil conducteur. Mais on ne perd rien pour attendre.
Au bout d’environ une heure, tout au plus, l’intrigue explose de toutes parts. Un véritable big bang narratif et esthétique qui projette les personnages (et le spectateur avec eux) dans un étonnant kaléidoscope onirique. Telle une Alice schizophrène au pays des merveilles (et des horreurs), Nikki se confond avec le personnage qu’elle joue et se met à naviguer d’une réalité à une autre, sans que l’on sache nécessairement si on est dans le rêve, le fantasme ou le film dans le film. Pendant trois heures, Inland Empire nous fascine et nous irrite, nous enchante et nous agresse, nous envoûte et nous rebute. Il est trop tôt pour l’affirmer, mais il se peut fort bien que ce soit le film le plus lynchien de son auteur. Par définition, un incontournable.
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