Durs à cuire : La grande bouffe
Cinéma

Durs à cuire : La grande bouffe

Dans son documentaire Durs à cuire, Guillaume Sylvestre cuisine les chefs Normand Laprise et Martin Picard aux petits oignons. Un hors-d’oeuvre de choix dégusté hier en ouverture de la 36e édition du FNC et que l’on pourra savourer en salle dès la semaine prochaine.

Durs à cuire commence dans la neige. Assis dehors devant une ferme, entourés d’un troupeau d’oies blanches bien grasses qui ne savent pas encore à quelle sauce elles seront mangées, les chefs Normand Laprise et Martin Picard évoquent leur première rencontre.

"La première fois que j’ai vu Martin, c’était dans les cuisines du Toqué!. Il essayait de cacher son chien sous la table…" raconte Normand Laprise. C’était il y a 14 ans. Normand Laprise venait d’ouvrir son restaurant et Martin Picard commençait sa carrière comme talentueux sous-chef. Depuis, le disciple est devenu le chef-propriétaire du Pied de cochon; Toqué! a déménagé, de nombreux plats de foie gras ont été servis aux tables de ces deux restaurants montréalais, louangés par les critiques et les gourmands de tout acabit, et la gastronomie québécoise est devenue l’une des étoiles montantes de la scène culinaire mondiale.

"Je crois que les gens qui travaillent ensemble, qui se tiennent ensemble sont ceux qui réussissent ensemble", affirme Normand Laprise. "Normand, c’est un peu mon père ou mon frère spirituel", ajoute Martin Picard avec pudeur. Les deux héros du documentaire Durs à cuire, de Guillaume Sylvestre, ne sont pas seulement les deux enfants terribles de la gastronomie québécoise, des chefs dont la renommée s’étend désormais bien au-delà de nos frontières. Il s’agit avant tout de deux amis tricotés serré par leur passion pour la bouffe et pour les produits de notre terroir qu’ils fêtent chacun à leur manière dans leurs restaurants et qu’ils transmettent désormais à la relève, leurs seconds Charles-Antoine Crète du Toqué! et Hugue Dufour du Pied de cochon qui les suivent dans toutes leurs pérégrinations.

BOOM CULINAIRE

"Ce film, c’est comme s’il arrivait à point nommé pour montrer le boom que connaît la cuisine au Québec depuis quelques années. Pour moi, c’est comme un concentré de l’histoire culinaire du Québec, un état des lieux qui montre précisément où nous en sommes aujourd’hui", remarque Normand Laprise.

Attablés devant quelques tranches de saucisson italien dans la cuisine attenante à la Quincaillerie Dante, où les deux chefs aiment à se retrouver, ils évoquent l’un après l’autre les péripéties de cette aventure d’un an et demi sous l’oeil de la caméra.

"C’est sûr que ce qui nous a plu dans ce projet, c’était de pouvoir le faire ensemble, raconte Normand Laprise. Mais c’est aussi le regard un peu "crinqué" de rock star allumée de Guillaume qui nous a emballés."

"Dès le départ, on a fait un deal avec lui. S’il voulait nous filmer, il fallait le faire sans compromis et nous prendre comme on était. Pour nous, il était hors de question de faire un show comme pour une émission de cuisine à la télé", affirment les deux chefs.

Au fil du documentaire, c’est une nouvelle géographie de la gastronomie québécoise que découvre le spectateur. Une carte gourmande de la planète à l’échelle de deux hommes, dessinée au gré des rencontres et des événements, des plus grands palaces de Hong Kong au dépeçage d’un cochon Pata Negra en Espagne, d’un banquet cuisiné avec amour pour des sans-abri sous une bâche au centre-ville de Montréal au très prestigieux repas d’ouverture du Festival de jardins de Métis.

On y découvre aussi le Montréal de ceux pour qui tout tourne autour de la bouffe, où l’on suit avec intérêt le parcours d’une mobylette transportant une caisse de homards ou un bloc de foie gras d’un restaurant à l’autre pour satisfaire les clients lorsque le garde-manger se vide et où les chefs des restaurants les plus réputés de la ville se retrouvent pour festoyer ensemble lors d’une orgie libératrice après le coup de feu.

VINAIGRETTE À PRISE RAPIDE

"Guillaume nous a filmés tels que nous sommes. Il faut de la rage positive, une extrême folie assumée pour ouvrir son restaurant, faire ses preuves et s’imposer. On est privilégiés dans ce qu’on fait parce que notre métier, c’est de rendre les gens heureux, mais c’est rarement facile au quotidien. On est au resto de 8 h du matin à minuit, voire une heure le soir. Alors de temps en temps, on a besoin de se lâcher lousses avec des chums…" évoque Martin Picard.

"Oui, c’est vrai, parfois ça dégénère un peu! Mais après tout, notre métier, c’est ça: manger et puis boire! remarque en riant Normand Laprise. Mais le lendemain, tout le monde est au boulot à la première heure! On est fiers de ce documentaire et on n’a rien à cacher. Chapeau, Guillaume, t’as fait une belle vinaigrette!" (M.S.)

LE GOÛT DES AUTRES

Même si on ne le connaissait ni d’Ève ni d’Adam, on remarquerait Guillaume Sylvestre entre mille. Grand, comme s’il avait été étiré par un effet Photoshop, le visage couvert de pixels de rousseur, il parle en baissant les yeux. Le jeune réalisateur n’est visiblement pas rompu au jeu de l’entrevue. Ses quelques écrits et réalisations pour la télévision, presque toujours des commandes, ne l’ont pas préparé aux micros qui défilent aujourd’hui sous son nez.

"Ma mère (N.D.L.R. Denise Bombardier, pour la petite histoire) avait une maison à Cape Cod, lâche-t-il sur un ton un peu machinal lorsqu’on lui demande d’où lui vient son amour manifeste pour la bonne bouffe. J’ai commencé à travailler dans des restaurants de la Côte-Est américaine à l’âge de 17 ans. Je n’avais jamais gagné autant d’argent. C’est ce qui m’a attiré au début." Mais au-delà des billets verts, ce qui a retenu Sylvestre derrière les portes battantes, c’est cet univers parallèle dans lequel vivent d’hédonistes aliens.

"Ces gens-là vivent à contre-courant, et c’est d’abord ça que j’avais envie de montrer avec Durs à cuire." Mais en "castant" Normand Laprise et Martin Picard, le cinéaste voulait aussi faire de son premier long métrage une ode à deux modèles de réussite québécois et la preuve "que le succès vient aussi à ceux qui ont une tête de cochon".

Et Sylvestre sait de quoi il parle. En effet, si le grand blond semble ne rien avoir de sournois, quelques remarques fuient cependant de sa bouche et trahissent son agacement envers ce que le milieu cinématographique appelle les "institutions". "Lorsque j’ai présenté le scénario à Téléfilm, on m’a servi une réponse toute faite. On m’a dit de trouver un sujet qui était plus près de moi", ravale Sylvestre en même temps que sa gorgée de bière.

C’est donc à Canal D que Sylvestre a vendu son projet, qui devait être au départ une série documentaire: "Très vite, je me suis rendu compte que ce concept n’était pas viable et j’ai plutôt décidé d’en faire un long métrage."

Pour se donner les moyens financiers de mener à bien son projet, et surtout de le faire exactement comme il l’entendait, le réalisateur s’est délesté de l’équipe avec laquelle il avait commencé le tournage. Très vite, il ne restait plus que Sylvestre, caméra HD à l’épaule, ainsi que Simon Brien, son fidèle preneur de son.

Après quelque 18 mois durant lesquels le réalisateur a cumulé 150 heures de matériel, des dizaines de cuites et des milliers de kilomètres pour aller filmer les chefs au bout du monde, TVA Films se mettait de la partie. Puis, contre toute attente, Claude Chamberlan, directeur du Festival du Nouveau Cinéma, sanctifiait le tout en consacrant la plage horaire la plus convoitée de l’événement à un documentaire sur la gastronomie made in Québec.

Mais alors, ceux qui ne fréquentent pas les grandes tables dans tout ça? Apprécieront-ils? "Avant d’être un film sur la cuisine, c’est d’abord un film sur des fous, des excessifs, des êtres non conventionnels et brillants. Laprise et Picard sont non seulement des personnages importants de notre paysage gastronomique, ce sont aussi des ambassadeurs de la culture québécoise", conclut le documentariste. (E.V.)

Les 11 et 21 octobre au FNC
www.nouveaucinema.ca
En salle le 19 octobre

C.V. GUILLAUME SYLVESTRE

À une certaine époque, Guillaume Sylvestre, qui a passé quelques années à étudier la philosophie et des étés à travailler dans les cuisines de stations balnéaires de la Côte-Est américaine et de San Francisco, était le goûteur de prédilection de Martin Picard. Un jour, ce dernier lui a même servi des clams crus dans un shooter de sang de boeuf. Rancunier, Sylvestre? Si peu que quelques années plus tard, il se paye un festin documentaire avec Picard et son maître à cuisiner, Normand Laprise. Scénariste des deux premiers épisodes de Haute Surveillance, de Georges Mihalka, Sylvestre compte à ce jour plusieurs réalisations de magazines et de documentaires pour Radio-Canada, Canal D, TFO et TV5. (E.V.)