Continental, un film sans fusil : Chaîne humaine
Dans Continental, un film sans fusil, premier long métrage de Stéphane Lafleur, Gilbert Sicotte, Réal Bossé, Fanny Mallette et Marie-Ginette Guay évoluent séparément, comme dans la danse en ligne du même nom, non sans se croiser furtivement. Rencontre avec les quatre cavaliers solitaires et leur maître de danse.
Accueilli chaleureusement à la Mostra de Venise, Continental, un film sans fusil a poursuivi la route des festivals jusqu’à Toronto, où il a reçu le prix du Meilleur premier long métrage, puis à Namur, où il a récolté le Bayard d’or. À la veille de sa sortie en salle, ce premier long métrage de l’ex-kinoïte et musicien (Avec pas d’casque) Stéphane Lafleur a déjà séduit bon nombre de critiques qui y ont vu le meilleur film québécois de l’année.
Qu’en sera-t-il du public? Se laissera-t-il charmer par son esthétique austère, son rythme lent, ses longs silences? Une chose est sûre, les quatre acteurs qui y défendent des personnages désespérément aux prises avec la solitude ont eu le coup de foudre dès la lecture du scénario. Et ce, même si les situations ou les répliques qu’ils y retrouvaient n’avaient rien de bien édifiant.
Comédienne surtout connue des amateurs de théâtre de Québec (on pourra la voir bientôt chez Duceppe dans Un simple soldat), Marie-Ginette Guay confie: "Je trouvais ce film rempli de poésie. La poésie ne se retrouve pas que dans les mots, ça peut se retrouver dans la description des êtres, des choses. Je voyais dans ces quatre solitudes une belle chaîne humaine qui disait l’homme et la femme de plusieurs façons."
Gilbert Sicotte, qui a rencontré beaucoup de beaux rôles à la télé, où le silence se fait trop rare, acquiesce: "C’est vrai qu’il y a peu de répliques dans Continental, mais lorsqu’elles arrivent, elles sont pleines du vide que tous quatre vivent. Ce qui me touche beaucoup dans le film, ce sont ces petites situations qu’ils vivent mais qui en révèlent tant sur l’humanité des personnages."
Certes, le résultat s’avère touchant à l’écran alors que le spectateur peut se reconnaître dans ces petits gestes anodins, ces esquisses de conversations ratées, cette main maladroite tendue vers l’autre. Qu’en est-il cependant des motivations de l’acteur?
"Il y a des jours où j’avais l’impression de ne pas travailler, se rappelle Fanny Mallette. J’arrivais sur le plateau pour une scène où je devais plier des serviettes, arroser des plantes… Mais je savais de quoi aurait l’air le film, car Stéphane m’avait fait voir Whisky pour me montrer quel genre d’univers il voulait illustrer."
Improvisateur émérite reconnu autant pour son jeu physique que pour sa verbomotricité, Réal Bossé y a vu un défi aussi particulier que stimulant: "Le non-mouvement est quasiment plus compliqué que le "gigotage". Dans un cadre serré par Stéphane Lafleur, éclairé par Sara Mishara, la directrice photo, tu es conscient de tes morceaux, de ton corps. Tu as l’impression d’être une sculpture. Continental, c’est sculptural! Stéphane a volontairement réduit le texte afin que les personnages existent davantage. Heureusement, il donne beaucoup de corde… Pour moi, c’est un grand réalisateur, comme Louis Bélanger. En fait, c’est un jeune réalisateur, mais un vieux monteur qui a vu bien des images."
LE REGARD D’UN MONTEUR
Stéphane Lafleur est monteur avant d’être réalisateur. Ceci explique sans doute pourquoi Continental ne possède pas une scène ni un plan de trop. Toutefois, filmer comme un monteur, c’est aussi tourner sans filet.
Celui à qui l’on doit les courts métrages Karaoké, snooze et Claude s’explique: "Réaliser en fonction du montage, c’est à double tranchant, car tu ne peux pas te tromper. Par contre, lorsque tu arrives dans la salle de montage, il y a une ouverture à la réécriture qui est implicite. Dans ce cas-ci, je crois que ç’a été un avantage. Mon but, c’était d’utiliser le moins de plans possible, le film est donc peu découpé; il y a certaines scènes que Sophie Leblond, la monteuse, et moi avons découpées un peu plus au montage en nous disant que si nous voulions raccourcir certaines scènes, ce serait possible. Sophie a vraiment trouvé l’équilibre entre les quatre personnages."
Affectionnant l’aspect vignette du cinéma, comme chez le Suédois Roy Andersson, Lafleur a créé avec Sara Mishara de longs plans fixes où chaque personnage poursuit sa petite histoire parallèlement aux autres. Afin d’être dans l’esprit intemporel du film, où la technologie fait souvent défaut, il a choisi de filmer avec une caméra Super 16, une espèce en voie de disparition.
Outre le minutieux travail à l’image, l’on retrouve ce même souci du détail dans la bande-son où le ronron d’un frigo ou la sonnerie d’un portable nous transportent cruellement dans la réalité, tout en nous faisant glisser doucement dans l’insolite, voire le fantastique et le merveilleux.
"J’avais mis beaucoup de notes sonores dans le scénario, avoue le réalisateur, et je pense que le fait que les personnages soient seuls fait en sorte qu’on est plus sensible à ces bruits-là."
L’ESPRIT NORDIQUE
Film campé dans une banlieue anonyme baignée par la lumière de l’automne, Continental n’en est par pour autant un film déprimant. À preuve, on y retrouve une bonne part d’humour absurde, lequel n’est pas sans rappeler celui des Scandinaves avec qui nous ne partageons pas que le même climat, selon Lafleur: "Je ne connais pas tous les films scandinaves, évidemment, mais ce qui me plaît beaucoup dans cet univers, c’est le décalage, dans le ton et l’humour, qui crée une certaine distance, qui ne cherche pas à atteindre le réalisme absolu."
L’humour de Continental évoque aussi, en mode minimaliste, l’univers de Claude Meunier: "Je crois que Claude Meunier a été une grande inspiration pour Stéphane Lapointe, avec qui j’ai tourné La Vie secrète des gens heureux, et Stéphane Lafleur, soutient Gilbert Sicotte. Claude a laissé quelque chose de très puissant dans l’écriture de ces jeunes auteurs, une espèce de cynisme des choses, d’absurdité. Dans Détect inc., il s’est rapproché d’une espèce d’humanité plus réelle, moins cartoon, mais plus déstabilisante. Dans la scène où Fanny appelle la compagnie pour la féliciter pour son bon pop-corn, on retrouve non pas une caricature comme dans La Petite Vie, mais un genre d’inconfort."
Si Continental devient en quelque sorte un miroir pas toujours flatteur de notre société, Lafleur ne porte pas pour autant de jugement, pas plus qu’il ne prend le spectateur pour un être incapable de penser par lui-même, il lui laisse le plaisir de trouver la clé des énigmes et d’imaginer la fin des quatre récits: "Pour une rare fois dans la vie d’un cinéphile, on a le droit de faire son propre montage, on n’est pas submergé par un paquet d’affaires. On a le temps d’aller chercher chirurgicalement toute l’info pour laisser rentrer le film en soi. Au fond, Continental, c’est un film d’impressions", de conclure Réal Bossé.
À voir si vous aimez /
L’Homme sans passé d’Aki Kaurismäki, Chansons du deuxième étage de Roy Andersson, Whisky de Juan Pablo Rebella et Pablo Stoll
SOLITAIRES SOLIDAIRES
Par sa forme épurée, son esthétique austère et ses dialogues d’une simplicité et d’une authenticité désarmantes, Continental, un film sans fusil séduit par son audace stylistique, par l’humanité qui en émane et, surtout, par l’étonnante maturité de son réalisateur, qui pose un regard sans jugement, mais où se devine une certaine tendresse, sur une société où l’on cherche désespérément à communiquer avec autrui.
Émouvant film sur la solitude et la solidarité, ce premier long métrage de Stéphane Lafleur met en scène des êtres que l’on croiserait dans la rue sans les voir. Pourtant, force est de reconnaître que chacun de ces perdants magnifiques, pour reprendre l’expression de Cohen, viendra nous déchirer le coeur par le drame qui bouleversera sa morne existence… tout en nous faisant rire de bon coeur par le ridicule avec lequel il tentera parfois d’échapper à la sourde angoisse qu’apporte la solitude quand on ne l’a pas choisie.
Brocanteur sans le sou, Marcel (bouleversant Gilbert Sicotte) replonge dans le jeu pour se payer un dentier. Réceptionniste célibataire sans enfant, Chantal (impeccable Fanny Mallette) trompe l’ennui en enregistrant des messages sur son répondeur. Vendeur d’assurances, Louis (solide Réal Bossé) s’ennuie des siens seul dans sa chambre d’hôtel. Hygiéniste dentaire, Lucette (Marie-Ginette Guay, grande révélation du film) encaisse difficilement la disparition mystérieuse de son mari. Hasards et coïncidences feront en sorte que les quatre se croiseront brièvement, le temps d’oublier qu’ils ne sont pas si seuls.
Évoquant par son côté insolite et décalé l’univers des Roy Andersson et Aki Kaurismäki, ce que l’on annonce déjà comme le meilleur film québécois de l’année fait montre d’une rigueur remarquable tant dans son fond que dans sa forme. Ainsi, grâce à la photographie précise de Sara Mishara, qui compose des plans traduisant avec puissance le désarroi de ces quatre âmes solitaires, l’oeuvre illustre avec finesse, sincérité et humour la dignité des gens de peu.
Enfin, au coeur de ce formidable objet cinématographique où l’absurdité délicieuse désamorce la tout aussi irrésistible mélancolie, chaque interprète offre un jeu d’une formidable retenue. En somme, du grand cinéma comme on n’en voit que trop rarement.