Nos vies privées : Les amours mortes
Cinéma

Nos vies privées : Les amours mortes

Dans Nos vies privées, Denis Côté dépeint la désillusion amoureuse d’un couple bulgare parachuté dans la campagne québécoise.

À tort ou à raison, Denis Côté a la réputation de faire cavalier seul dans le milieu du cinéma québécois, défendant ses convictions envers et contre tous. "Il y a une idée générale qui me suit selon laquelle je représente tout ce qu’il y a de plus indépendant, admet Côté. On dit que je suis un intransigeant, que je rejette tout ce qui se fait dans le milieu, que je fais tout ce que je veux, puis que je vais prouver au monde jusqu’à la fin de mes jours que ça se fait, des films à 15 000 piasses. Nos vies privées, ça ressemble à un autre manifeste de pure indépendance agressive, mais je ne vais pas faire des muffins et importer des acteurs bulgares pour déjouer l’UDA à chaque film!"

Côté est d’ailleurs déjà en montage sur son troisième long métrage, Elle le veut le chaos, une production dotée d’un budget de 1 million de dollars, tournée en noir et blanc, qui s’annonce comme un croisement entre Réjeanne Padovani et les films de Béla Tarr.

Mais revenons à Nos vies privées, que Côté a réalisé avec trois fois rien, en quelques semaines, avec Rafaël Ouellet, son directeur photo, et deux acteurs bulgares, Penko Gospodinov et Anastassia Liutova. En plus de jouer dans le film, ces derniers, qui forment aussi un couple dans la vraie vie, ont traduit le scénario du français au bulgare, langue que ne maîtrise pas Côté. Ceci a évidemment affecté son travail, le réalisateur étant incapable de comprendre les répliques qu’échangeaient les acteurs. "T’apprends à regarder autre chose, explique-t-il. Tu te concentres sur le ton, le langage corporel." D’autre part, le film nous faisant adopter le point de vue de protagonistes bulgares, c’est alors ce qui est québécois qui dépayse: "T’as le sentiment d’écouter un film sous-titré qui vient d’ailleurs, puis là tu vois les bonshommes québécois qui boivent dans la taverne, et c’est ça qui fait exotique!"

JOUER AVEC LE CINÉMA

La relation entre Milena et Philip, les Bulgares au centre de Nos vies privées, naît d’un long flirt virtuel, par le biais de séances de clavardage et de caméra Web. Lorsqu’ils se rencontrent enfin en personne, dans une cabane au Canada, leur relation suit une logique différée, Philip et Milena étant à la fois de nouveaux amants et un vieux couple.

"Un jour, se rappelle Côté, ça faisait deux mois que je "chattais" avec une Russe, puis elle m’écrit: "Je pense que t’es le gars le plus important dans ma vie présentement." J’ai fait: ayoye! Mon idée pour le film, c’est: qu’est-ce qu’on fait quand on arrive face à face? On presse le citron, tout le sexe va passer, mais après? Comme dit le gars dans le film: "Je t’ai déjà conté toute ma vie sur Internet, qu’est-ce qu’il reste?" C’est un peu un regard désabusé sur ce type de relations."

Si le film semble d’abord naturaliste, Nos vies privées finit par basculer dans un tout autre registre, avec des séquences surprenantes telles que l’attaque d’un monstre dans un cimetière de voitures. C’est là une façon pour le cinéaste de brouiller les pistes et de clore son récit de façon plus ambiguë. "Je voulais que leur doute amoureux de la première partie se matérialise en quelque chose dans la deuxième partie. Je ne voulais pas voir un couple qui se chicane jusqu’à la fin. What’s next, ils vont se lancer de la vaisselle? J’ai décidé d’illustrer la désintégration du couple par des moyens plus cinématographiques, avec des éléments de série B. Raconter une histoire ne m’intéresse pas autant que jouer avec le cinéma."

CRITIQUE ET SUBJECTIVITÉ

Et comment Côté, jadis critique de cinéma, appréhende-t-il le fait de se retrouver maintenant de l’autre côté du miroir? "Moi, quand j’écrivais comme critique, c’était la subjectivité à 100 %. J’aimais ça que le monde sache que j’avais 29, 30 ans, que j’étais un hétérosexuel, que j’ai grandi à Longueuil en écoutant des films d’horreur. Les gens savent t’es qui, puis si t’as aimé tel film, ils font les liens. J’aime pas les critiques qui se mettent au-dessus des films, "ce film-là c’est bien, ce film-là c’est pas bien"… Qui m’écrit ça? À l’époque, Georges Privet, tout le monde le trouvait intelligent, mais c’était qui, Georges Privet? T’avais beau le lire, tu savais pas c’était qui. Marc Cassivi, t’apprends à l’aimer ou à l’haïr chaque semaine, tu connais sa personnalité en le lisant. Je suis 100 % pour ça, des critiques subjectifs. Qu’ils fassent la même chose avec moi: "Moi j’aime pas ça Nos vies privées, je suis un homo de 65 ans pis j’ai jamais touché à Internet, ça m’écoeure." Je trouverais ça ben correct", conclut Côté.

À voir si vous aimez /
Before Sunrise de Richard Linklater, Nuit d’été en ville de Michel Deville, Les États nordiques de Denis Côté

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Critique

Un film à micro-budget, en quasi-huis clos, où les acteurs principaux parlent bulgare… On pouvait s’attendre à quelque chose de lourd et d’exigeant. Or, le deuxième long métrage de Denis Côté étonne de plusieurs façons. D’abord, parce que c’est un film souvent amusant et sexy, qui dépeint la naissance d’un amour inusité et la découverte d’un Québec pittoresque du point de vue d’étrangers, remarquablement interprétés par Anastassia Liutova et Penko Gospodinov. L’autre surprise vient non pas du fait que la relation meurt aussi vite qu’elle est née, mais de la façon dont Côté met ceci en scène. On passe ainsi d’un style se rapprochant du cinéma direct à quelque chose de plus stylisé et énigmatique. Sans être "commercial", Nos vies privées s’avère divertissant et prenant.