La Question humaine : Human interest
La Question humaine tourne son fer dans les plaies du monde contemporain. Le réalisateur Nicolas Klotz et la scénariste Elisabeth Perceval reviennent sur cet exercice douloureux mais nécessaire.
C’était au dernier FNC. Nicolas Klotz, réalisateur, et Elisabeth Perceval, scénariste, avaient fait le voyage pour venir présenter La Question humaine. Bien qu’attrapé au milieu du tourbillon filmique automnal, leur film était pourtant venu nous chercher. Tremblements véritables. Pour tout dire, il nous faudrait plus tard le revoir pour en apprécier vraiment la riche stratification. "C’est rassurant, ce que vous nous dites là, répond Elisabeth Perceval. Pourquoi ce serait à la première vision que tout est consommé, compris, ressenti?" Nicolas Klotz enchaîne: "Oui, parce que le film travaille dans la durée du spectateur. Objectivement, il est terminé lorsque la lumière se rallume. Mais l’important, c’est le travail qu’il y a après."
Sensibles aux épiphénomènes sociaux de notre époque, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval s’intéressent particulièrement au thème de l’exclusion sociale, abordé sous diverses facettes dans Paria (2001), La Blessure (2005) et La Question humaine.
Pour Nicolas Klotz, il importe ainsi de révéler quelque chose du monde dans lequel nous vivons, de "ce réel qui est la marche de l’Histoire. C’est vrai que le contemporain est de plus en plus habité par cette "fabrique" de gens superflus, qu’on évacue vers les marges, qui ne comptent plus." La question de l’ouverture à l’autre, pour le cinéaste, est intimement liée à la standardisation de la société moderne: "C’est aussi difficile d’accueillir les immigrés que d’accueillir la jeunesse, que d’accueillir la beauté. Tout doit être formaté. Ce qui échappe à ça souvent est exclu."
UNE QUESTION NON MATHÉMATIQUE
Dans La Question humaine, le processus d’exclusion touche les petites gens assujetties à la grande logique économique néolibérale. Les indésirables sont évincés pour le "bien" collectif, selon un dessein qui ne laisse pas de place aux états d’âme. Une réalité d’autant plus dérangeante qu’elle trouve une réflexion dans le miroir tragique du 20e siècle.
"C’est une démarche de cinéma: on regarde quelque chose, puis on regarde autre chose, et un rapport entre ces deux choses s’installe, dit Nicolas Klotz. Alors il y a cette note technique [envoyée à Simon] – un document qui fait référence à la Shoah. Puis il y a le contemporain, notamment cette entreprise dans laquelle le film a lieu. Simplement, il ne s’agit pas de dire, comme dans une équation, ceci égale cela."
Si le passé n’a pas valeur mathématique, il détient cependant certaines des clés permettant de décoder le présent. "Il y a deux tendances [relativement à la Shoah], poursuit Elizabeth Perceval. Que cet événement devrait être déconnecté de l’Histoire qui l’a produit, donc d’en faire une sorte de concept du mal absolu, et la civilisation occidentale n’aurait rien à voir avec ça. D’autres historiens, qui sont beaucoup plus nombreux et plus intéressants, soutiennent qu’on ne peut déconnecter cet événement, et de l’histoire industrielle, et de l’histoire occidentale. Si on le déconnecte, notre présent devient amnésique. On sait bien qu’un amnésique, c’est quelqu’un d’un peu dangereux."
Et qui ignore l’histoire, on le sait, est condamné à la répéter. Pour la suite du monde, on aurait certainement intérêt à ne pas l’oublier.
À voir si vous aimez /
La Question humaine, roman de François Emmanuel, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout, Ressources humaines, de Laurent Cantet
LA QUESTION HUMAINE
Simon Kessler (Mathieu Amalric, magistral), psychologue à l’emploi de la multinationale SC Farb, est chargé par le codirecteur Karl Rose (Jean-Pierre Kalfon, menaçant) de dresser le bilan mental du directeur, Mathias Jüst (Michael Lonsdale, imposant). Simon accepte, sans trop savoir dans quoi il s’embarque. Or, rapidement, l’affaire dérape. Gros plan sur la conscience de plus en plus trouble et troublée du personnage principal, que sa mission plonge dans un abîme sans fond. L’"enquêteur" se pose de plus en plus de questions, finit par perdre pied. Tous les repères s’estompent et le trouble croît. L’état de santé de Jüst, comprend-on, n’était qu’une considération secondaire au regard de la métamorphose physique et psychologique vécue par Simon.
Que penser de ce vrai-faux thriller charpenté comme un cauchemar éveillé? Que dire de ce récit hanté par les fantômes de l’Histoire et hautement préoccupé par le mal-être moderne? La distribution plane très haut, emportée par un Mathieu Amalric au sommet de son art. La mise en scène, intrépide, plonge le spectateur dans un malaise croissant. La structure, habilement pensée, est voulue déroutante. Chose certaine, la route à suivre ne tient pas de la ligne droite. La scénariste Elisabeth Perceval dit avoir privilégié une approche non linéaire, pour "s’amuser avec les formes". Le résultat est fascinant, désarçonnant. La Question humaine est une oeuvre extrêmement forte, qui traite vaillamment des conséquences de la déshumanisation des sociétés modernes. Première résolution du nouvel an: ne rater ce film sous aucun prétexte.