Americano : La course des Amériques
Cinéma

Americano : La course des Amériques

Dans Americano, documentaire finaliste aux derniers Jutra, Carlos Ferrand traverse le continent, de la Terre de Feu au Nunavut.

"Pour moi, réaliser un documentaire, c’est suivre, ce n’est pas diriger. Je suivais toujours ce que j’avais devant moi", résume Carlos Ferrand à propos de la création de son Americano, qui a nécessité quatre ans de travail, dont sept mois de montage. C’est qu’au moment de se lancer dans cette aventure, le cinéaste ne savait pas exactement où il s’en allait, tant en ce qui concerne le trajet géographique que par rapport à la forme que l’oeuvre prendrait.

Tout a commencé quand le producteur Sylvain L’Espérance a fait remarquer à Ferrand que, ce dernier étant né au Pérou puis ayant vécu un peu partout à travers les Amériques avant de s’installer au Québec, il était le candidat idéal pour réaliser un film dont le tournage s’étendrait sur tout le continent américain. Devant au départ s’attarder principalement aux questions politiques et économiques, le projet a bientôt pris une dimension plus personnelle, le réalisateur allant à la rencontre de vieux amis, de confrères cinéastes et d’individus impliqués dans le milieu communautaire.

"Mon film est engagé, mais il n’est pas militant, précise Ferrand. Je ne suis pas capable d’accuser, d’insulter, de dénigrer… Je ne veux pas mettre mes énergies là-dessus. C’est un film qui pose des questions plutôt que de présenter des certitudes. Les gens qui sont à l’aise avec certaines abstractions, la poésie ou le doute, plongent dedans parce qu’ils complètent le film eux-mêmes."

Ainsi, le documentariste est en opposition avec ce qu’il appelle la "tyrannie du sujet", préférant se laisser porter par sa curiosité, ses rencontres et ses réflexions. "Je suis toujours triste quand on me fait tout comprendre, confie Ferrand. Par exemple, je trouve que l’Église catholique a fait une erreur en abolissant les limbes, car c’était le seul endroit intéressant, beaucoup plus que l’enfer ou le paradis. Les limbes, c’est là où tu te demandes: qui suis-je, où vais-je? C’est pour ça que j’aime vivre au Québec, parce que tout le monde se pose ces questions!"

CHASSEUR D’OMBRES

S’il y a un leitmotiv dans Americano, c’est l’intérêt marqué qu’a Ferrand pour les peuples disparus ou opprimés, que ce soit les Selk’nam de la Terre de Feu, les Noirs des États-Unis ou les Inuits du Nunavut. Un des cas les plus horrifiants est celui de Juárez, au Mexique, où des centaines de travailleuses indigènes ont été tuées par les cartels au cours des 15 dernières années. "Ce sont des meurtres rituels pour marquer le territoire, explique Ferrand. Ils s’attaquent aux gens qui ont le moins de pouvoir, les femmes qui ne sont pas blanches et qui sont pauvres, c’est terrible. L’argent de la drogue est plus puissant que tout là-bas."

À l’opposé, le cinéaste a été témoin d’un événement historique et inspirant lors de son passage en Bolivie, soit l’élection d’Evo Morales, le premier président issu de la majorité amérindienne: "Quand la Bolivie a été fondée, la Constitution statuait que tout le monde avait le droit de vote sauf les Indiens, même s’ils formaient 95 % de la population. Ça leur a pris 200 ans avant de pouvoir élire quelqu’un comme eux. C’est comme si le Canada avait toujours été gouverné par un Chinois ou un Turc!"

Élément non négligeable, toutes ces réalités sont véhiculées autant par les images que par le discours, ce à quoi Ferrand tenait mordicus: "Un film, c’est un peu comme une chanson: si on sépare les paroles de la musique, il reste très peu de choses entre nos mains. Si l’on ne parle que du contenu d’un film et qu’on enlève le cinéma, il ne reste que des os secs."

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AMERICANO

Anthropologique, philosophique et poétique, Americano est une oeuvre brillante, empreinte d’une grande sagesse et de beaucoup de compassion. Carlos Ferrand nous invite à un voyage physique, mais aussi intellectuel et émotionnel. Porté par sa grande curiosité, le cinéaste entreprend de "prendre le pouls des Amériques", autant en captant le présent qu’en cherchant les traces du passé et en imaginant un avenir. Avec la multitude de personnages et de lieux qu’on y retrouve, Americano aurait pu être déroutant ou confus, mais le film est en fait admirablement fluide et organique. Assumant le caractère personnel de sa quête tout en tendant vers l’universel, Ferrand présente une véritable vision d’auteur, bien loin du banal reportage touristique. On se souviendra longtemps des sommets embrumés des montagnes de Machu Picchu, des vestiges des Selk’nam, des foules en liesse en Bolivie à la suite de l’élection du premier président indigène, du climat de peur qui règne à Juárez, de l’éblouissante mais fragile "page blanche" qu’offre le Nunavut… Un film essentiel.