Carlos Reygadas : L'oeuvre de Dieu, la part du diable
Cinéma

Carlos Reygadas : L’oeuvre de Dieu, la part du diable

Dans Lumière silencieuse, Prix du jury à Cannes en 2007, Carlos Reygadas explore l’amour, le désir et la foi au sein de la communauté mennonite du Nord du Mexique.

Depuis une dizaine d’années, on parle d’un nouveau cinéma mexicain dont l’impact se fait sentir à travers le monde. Guillermo del Toro, Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu en sont généralement considérés comme le noyau dur mais, bien qu’il fasse un peu bande à part, Carlos Reygadas demeure une figure marquante de cette génération émergente de cinéastes originaires du Mexique.

"Je ne travaille pas directement avec del Toro, Cuarón et González Iñárritu, mais on est amis, on échange parfois des idées, on regarde les films des uns et des autres… Il y a vraiment une grande diversité maintenant dans le cinéma mexicain, et je pense que c’est sa force", affirme dans un français impeccable le cinéaste, joint par téléphone à sa résidence mexicaine.

Lumière silencieuse (Stellet Licht) se déroule au sein de la communauté mennonite du Nord du Mexique, un mouvement religieux germanique qui évolue selon un mode de vie traditionaliste, à l’écart du reste de la population mexicaine. "Ils ont néanmoins beaucoup de choses en commun avec nous, précise Reygadas. Par exemple, toute la nourriture, leur sens de l’humour, la façon dont ils traitent leur famille… C’est vraiment un beau mélange de la culture germanique et de la culture latine. De toute façon, ce qui est important, c’est qu’il s’agit d’un homme, de son père, de sa femme, de sa maîtresse, de ses enfants. Et ça, ça reste pareil pour n’importe qui, je pense."

La plus récente réalisation de Reygadas est une oeuvre dépouillée et impressionniste, où la présence physique des lieux et des individus prime sur les dialogues. "De mon point de vue, le cinéma est fait surtout pour la sensation, un peu comme la peinture ou la musique. Je préfère voir, écouter et laisser les choses respirer que de narrer une histoire à travers la bouche des comédiens. Je ne me sens pas comme un raconteur d’histoires, mais plutôt comme quelqu’un qui présente un objet, un sujet ou un endroit pour que le spectateur puisse projeter une partie de lui-même sur ce qu’il contemple, selon sa propre personnalité et sa propre conception du monde."

"Par exemple, poursuit le cinéaste, mon père, qui est un homme très rationnel, pense que la fin du film doit s’expliquer d’un point de vue scientifique ou médical. Ma mère, par contre, croit que c’est une allégorie de la puissance de l’amour. Et il y a des gens qui pensent que c’est un complot de lesbiennes!"

Et comment Reygadas lui-même interprète-t-il la saisissante finale de Lumière silencieuse (qu’on ne révélera évidemment pas ici)? "Ce que je pense n’a aucune importance, sauf d’un point de vue anecdotique. De toute façon, il ne s’agit pas de comprendre, mais plutôt de sentir. Pour moi, le cinéma est très proche de la vision intérieure, du rêve. Quand on fait un rêve, on s’en fout de comprendre. Ce n’est pas une devinette du tout, ce qu’on voit, c’est ce qu’il y a, c’est tout ce que je peux dire."

À voir si vous aimez /
Ordet de Carl Dreyer, Days of Heaven de Terrence Malick, Breaking the Waves de Lars von Trier

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LUMIÈRE SILENCIEUSE

Le film débute avec un plan hypnotisant de près de cinq minutes montrant le lever du soleil, alors qu’on entend les cris insistants des animaux de la ferme. Nous rencontrons ensuite Johan (Cornelio Wall), son épouse (Miriam Toews) et leurs enfants, un clan de mennonites qui semble tout droit sorti d’une autre époque. Nous découvrons toutefois bien vite que certaines choses sont universelles, peu importent nos croyances et nos coutumes, alors que le patriarche révèle à un ami être amoureux d’une autre femme (Maria Pancratz). Le coeur veut ce qu’il veut, et la loi de Dieu et des hommes a bien peu d’influence sur nos sentiments les plus profonds.
L’intrigue du film est toute simple, limitée sensiblement à la crise morale d’un homme déchiré entre sa loyauté envers sa famille et le désir incontrôlable qu’il ressent pour sa maîtresse. Là où Lumière silencieuse prend des dimensions mythiques et élégiaques, c’est dans le contexte et l’approche de cette histoire. On a souvent l’impression de se retrouver dans le jardin d’Éden, au sein d’une nature splendide, sous des cieux majestueux illuminés par la lumière divine. Reygadas capte le tout en une succession de tableaux visuellement époustouflants, qui évoquent autant Dreyer que Malick.
Lumière silencieuse étant une oeuvre minimaliste et austère, les élans passionnels qu’on y retrouve s’en voient magnifiés. À cet égard, l’exactitude émotionnelle des interprètes est exceptionnelle, particulièrement lorsqu’on sait que ce sont des non-professionnels, recrutés à même la communauté mennonite. Magistral.