La Graine et le mulet / Abdellatif Kechiche : Le clan de Sète
La Graine et le mulet, d’Abdellatif Kechiche, couronné de quatre César à l’instar de L’Esquive, célèbre avec éclat la famille maghrébine à travers le dur destin d’un immigrant tunisien.
Dans l’une des premières scènes de La Faute à Voltaire, Lion d’Or de la meilleure Première OEuvre à Venise, le personnage campé par Sami Bouajila mentionne le film La Graine et le mulet en tentant de vendre une copie d’un journal de rue. Ce n’est pourtant que sept ans plus tard que le troisième long métrage d’Abdellatif Kechiche débute une carrière prometteuse à la Mostra où il rafle trois récompenses, dont le Prix spécial du jury.
"Il est vrai que j’avais ce projet en tête avant La Faute à Voltaire, se rappelle le cinéaste rencontré à Montréal. Je voulais tourner un film à Nice sur ma famille avec mon père (ndlr: décédé durant le montage de L’Esquive). J’ignore comment aurait été La Graine et le mulet si j’avais pu le réaliser plus tôt, car les films sont souvent le résultat des hasards, des imprévus et des rencontres… Cela dit, je ne crois pas que les années m’ont emmené à prendre des distances avec mon sujet; d’ailleurs, je ne souhaite pas m’en distancier puisque je souhaite faire partie de cette famille que je crée à l’écran, que ses mouvements deviennent le prolongement de mon énergie."
Peuplés de personnages féminins flamboyants, ici la jeune Rym incarnée par Hafsia Herzi, lesquels servent à casser les clichés de la femme maghrébine soumise et à refléter le vécu du réalisateur niçois né à Tunis, les trois films de Kechiche mettent en scène un protagoniste masculin qui souhaite ardemment s’élever au-dessus de son milieu.
À l’instar de l’immigrant Jallel dans La Faute à Voltaire, de l’ado Krimo de L’Esquive, le vieil ouvrier Slimane (Habib Boufares, un maçon qui fut ami avec le père du réalisateur), qui souhaite ouvrir un resto sur un bateau après avoir perdu son emploi, verra son parcours parsemé d’embûches.
"Peut-être qu’inconsciemment je fais toujours le même film, avance l’acteur à ses heures. J’ai sans doute une idée obsessionnelle de décrire une volonté d’ascension débouchant sur quelque chose de doux-amer. J’ai l’impression que ce sentiment d’échec me ressemble, du fait d’avoir commencé ma carrière de réalisateur tardivement, qu’il s’agit ainsi d’une analyse de ce que je suis, de ce que je ressens. Dans La Graine et le mulet, je voulais libérer le personnage du père du poids d’une vie difficile, comme celle de mon père qui aimait pourtant son travail que je jugeais harassant. En parallèle avec le repos du père, je voulais l’image du ventre de Rym, sa belle-fille, qui portera un jour la vie."
Outre ces figures masculines, l’on retrouve dans chaque oeuvre de Kechiche un souci d’authenticité qui passe par la véracité des dialogues, la direction d’acteurs, dont plusieurs sont non-professionnels, et sa caméra inquisitrice qui met en valeur le moindre petit geste, la moindre émotion et, surtout, la beauté féminine.
"J’ai un rapport affectif autant avec mes personnages qu’avec les acteurs, révèle celui qui espère tourner en début d’année son film en costumes sur le sort tragique de la Vénus Hottentote. On me dit souvent que j’ai une façon particulière de filmer les femmes, pourtant, je n’ai pas l’impression de négliger les personnages masculins. Ma notion de ce qui est beau diffère des critères classiques; j’essaie seulement de mettre la focale sur les belles choses."
Abdellatif Kechiche poursuit: "Je ne travaille pas de façon académique, je cherche la vérité en passant par la recherche… et parfois, je me trompe. J’aime beaucoup le travail avec les acteurs, les répétitions où l’on fait connaissance avec les autres, les personnages, et où l’on fait mûrir les choses. Cependant, lorsqu’on maîtrise son texte, il y a toujours le danger de l’user, d’où les changements que j’apporte aux dialogues durant le tournage. C’est ainsi que de chaque période d’essoufflement naît un nouveau souffle. Appelons cela avec une certaine prudence un état de grâce."
À voir si vous aimez /
La Faute à Voltaire et L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, La Pointe courte d’Agnès Varda, Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica
LA GRAINE ET LE MULET
Malgré son titre qui évoque de La Fontaine, La Graine et le mulet n’a rien d’une fable où l’auteur souhaiterait gentiment nous faire la morale. En fait, il s’agit d’une vibrante peinture de milieu riche d’une galerie de personnages d’une bouleversante authenticité. Tournant autour d’une intrigue toute simple, le rêve d’un immigrant (Habib Boufares, émouvant et digne) d’ouvrir un resto dont la spécialité serait le couscous au poisson de son ex-femme (Bouraouïa Marzouk, majestueuse), ce troisième long métrage d’Abdellatif Kechiche, au sommet de son art, est ponctué de moments criant de vérité comme on en voit que trop rarement au cinéma.
Ainsi, chaque fois que les membres de cette famille de Sète, tricotée serré malgré les conflits, se rencontrent, le spectateur en est quitte tantôt pour de magistrales engueulades aux puissants accents de vérité, tantôt pour des retrouvailles mémorables autour d’un couscous où l’on se délecte autant que les convives. Il faut dire que la caméra intimiste et pleine de tendresse de Kechiche sait trouver le détail qui tue, tout autant que son brillant sens du dialogue (qu’il signe avec Ghalya Lacroix).
Et pourtant, l’agacement n’est jamais bien loin, Kechiche ayant le goût des scènes n’en finissant plus, qui, bien qu’elles en disent long sur la nature des personnages, n’apportent pas grand-chose au bon déroulement du récit. Si le trait se fait lourd dans son illustration du racisme et de la condescendance des Français, et que la fin du parcours s’étire inutilement, La Graine et le mulet se termine sur une magnifique célébration de la vie où Rym (Hafsia Herzi, envoûtante) et sa mère (Alice Houri, sobre) trouvent enfin leur place dans la famille de Slimane.