Je me souviens : L’étranger
Dans Je me souviens, d’André Forcier, Roy Dupuis incarne un révolutionnaire irlandais dans l’Abitibi sous Duplessis.
Quatre ans après Les États-Unis d’Albert, celui qu’on surnomme encore l’enfant terrible du cinéma québécois est de retour en force avec Je me souviens, une histoire inventée à propos de syndicalisme et de duplessisme, de révolution et de passion, réalisée en noir et blanc.
"Le noir et blanc, c’est un choix esthétique parce qu’on tournait en Abitibi, explique André Forcier. Je souhaitais faire ressortir les maisons noires sur fond de neige blanche. Pour moi, l’hiver fait partie de la vie et ça ne m’a jamais empêché de tourner. Aussi, je voulais retourner à des préoccupations plus sociales. Je me suis rendu compte qu’il fallait passer par le Québec pour parler aux Québécois. Je me suis dit que j’allais m’attaquer à une époque de notre histoire, mais sans tomber dans le piège de la captation.
"Comme je suis contre les films historiques ou calqués sur notre histoire, ajoute-t-il, j’ai voulu tracer un portrait onirique de la Grande Noirceur. Cette métaphore peut s’appliquer au Québec d’aujourd’hui… qui ne va nulle part. Il y a une immense montée de la droite au Québec, c’est épouvantable! Les gens se foutent du social. Individuellement, on est intelligent, mais collectivement, on est des morons. Comment peut-on voter pour André Arthur?"
Pessimiste, le cinéaste? "Comme ses films, ses personnages, André est à la fois sombre et lumineux, avance Roy Dupuis. Je trouve ça inspirant en tant qu’acteur. Lorsque je travaille mes personnages, j’aime puiser dans la réalité; avec André, j’ai seulement envie d’être proche de lui, de l’entendre me raconter son histoire. Il connaît bien la petite histoire, et on dit souvent que c’est par la petite histoire qu’on fait la grande. C’est un peu ça, les films d’André, ce sont de vrais poèmes. Aucun acteur ne pourrait refuser de travailler avec lui."
L’AGE NUMERIQUE
Bien connu pour ses coups de gueule contre l’industrie, Forcier se désole d’avoir eu droit à un budget de 1,25 M $ car, selon lui, il en aurait mérité 4,5: "Je suis cantonné dans les petits budgets parce que j’ai tellement "bashé" le système… Nous sommes dans un cinéma étatisé où les producteurs réguliers ont droit à des primes à la continuité. Pourquoi est-ce qu’un réalisateur de 61 ans comme moi, qui a contribué, avec 10 ou 12 autres cinéastes, à établir notre corpus cinématographique, n’aurait pas droit à une prime à la continuité?"
Forcier poursuit: "Je devrais être parmi les réalisateurs qui tournent des films à 6 M $, hostie, au lieu de m’appauvrir! Comme ce n’est pas le cas, je tourne en numérique et je vais faire de mon mieux avec ça, car je suis un homme de cinéma. Ç’a été quatre ans de galère parce que nous avons tout perdu… Ma femme (Linda Pinet) et moi avons investi notre salaire de scénariste, réalisateur, monteur et producteur; nous avons payé tous les comédiens et les techniciens. Personne ne perdra de l’argent. Et nous avons encore des projets!"
À propos du numérique, Forcier affirme: "C’est un deuil à faire parce que j’aurai toujours la passion du grain cinématographique. Je crois au numérique, d’autant plus que j’ai travaillé avec un grand directeur photo (Daniel Jobin), mais il faut qu’il devienne plus stable – parfois, il y a des rainures. Quelque part, c’est un deuil, mais en même temps, il y a un contrepoint. Orson Welles s’est toujours battu pour avoir des foyers profonds, pour que tout le monde soit en foyer. Maintenant, on a un format qui nous le permet."
ECCE HOMO
Faute d’un budget approprié, le personnage de Roy Dupuis, Liam Hennessy, qui devait être le personnage principal, n’intervient donc qu’au troisième acte, soit neuf ans après la naissance de Némésis (Alice Morel-Michaud), fruit d’une nuit d’amour entre la veuve Bombardier (Céline Bonnier) et Robert Sincennes (Pierre-Luc Brillant), papa du narrateur et personnage principal, Louis (Charles-Olivier Pelletier et Renaud Pinet-Forcier à l’écran, André Forcier en voix off). Son apparition tardive évoque alors celle d’un messie ou d’un ange descendu du ciel.
"Comme pour Les Invasions barbares de Denys Arcand, je n’ai pas lu le début du scénario, que je me suis fait raconter par André. Ça nourrit mon personnage car j’arrive en Abitibi sans trop savoir qui sont ces gens. Je me suis renseigné sur l’Irlande, la situation à l’époque, et André m’en a raconté beaucoup à ce sujet. Je ne me voyais donc pas comme un messie, seulement comme un révolutionnaire irlandais venu aider la petite Némésis", avance Dupuis.
André Forcier renchérit: "Pour moi, Liam, c’est le messie qui arrive, c’est celui qui va initier cette enfant-là à l’instrument de communication qui va lui permettre de s’ouvrir au monde… Je trouve ça beau de vouloir s’ouvrir au monde en apprenant une langue inconnue et menacée."
Cette langue inconnue et menacée, c’est le gaélique, que Roy Dupuis a dû apprendre dans des conditions un peu spéciales: "J’apprenais des onomatopées l’une en arrière de l’autre, des sonorités que nous n’avons pas en français. C’est ce qui m’a d’ailleurs inspiré l’accent quand mon personnage parle français. C’est un accent entre l’anglais et l’allemand. Contrairement à l’anglais, on prononce le "r" en gaélique. C’est évident que ma formation musicale m’a aidé car je n’ai jamais pu revoir ma coach. Elle m’a fait un CD; nous avons pu nous rencontrer seulement pour les transcriptions phonétiques. Je savais ce que je disais parce que j’avais la traduction, mais ce qui me surprend, c’est que j’aurais bien fait mon job, selon ma coach."
MONSEIGNEUR ET LE CHEF
Avant l’arrivée du sauveur originaire de la verte Érin, les habitants de Sullidor auront maille à partir avec une redoutable trinité formée du patron de la mine Iram Taylor (Doris St-Pierre), de monseigneur Madore (Rémy Girard) et du premier ministre du Québec (Michel Barrette).
"Je ne voulais pas faire une caricature du méchant patron anglophone, se souvient Forcier; j’ai voulu le prendre à rebours, alors j’en fais un naïf. La tête, c’est sa soeur aveugle (France Castel), et lui, il a peur des profondeurs. J’en révèle probablement plus par ce stratagème-là tout en amusant."
Pour le confesseur de Duplessis, le cinéaste révèle ses sources d’inspiration: "C’est inspiré de monseigneur Coderre à Saint-Jean, beaucoup du cardinal Léger et toute une gang de mangeux de marde. Cela dit, j’ai quand même un grand respect pour le clergé progressiste, dont faisait partie monseigneur Charbonneau."
Quant à Duplessis, personnage haut en couleur interprété magistralement par Jean Lapointe dans la populaire télésérie de 1978, le défi était de taille: "Combien d’acteurs ont incarné Napoléon?… laisse-t-il tomber. Je me demandais qui j’allais prendre. Puis, j’ai pensé à Michel Barrette. Je lui ai dit qu’il ne s’agissait pas d’imiter Duplessis mais d’en rendre l’idée. Il a développé les tics de Duplessis et a fait un job titanesque."
"Ce qui fait que le film est vrai, c’est que je prends l’histoire à rebrousse-poil, mais j’en garde la quintessence. C’est évident que monsieur Duplessis n’avait pas de confesseur en Abitibi et je m’en fous, je m’amuse follement!" conclut André Forcier.
À voir si vous aimez /
L’Eau chaude, l’eau frette d’André Forcier, Mon oncle Antoine de Claude Jutra
JE ME SOUVIENS
Campé en Abitibi en 1949, Je me souviens nous transporte dans une lutte opposant deux travailleurs souhaitant devenir chef du syndicat de la Sullidor Mining: le premier, Robert Sincennes (Pierre-Luc Brillant), est communiste, alors que le second, Richard Bombardier (David Boutin), est la marionnette du patron de la mine (Doris St-Pierre), lui-même acoquiné avec le confesseur (Rémy Girard) du premier ministre (Michel Barrette). Afin d’aider Bombardier à récolter plus de votes, Duplessis enverra ses orphelins.
Peine perdue, car Bombardier meurt accidentellement. Dès lors, sa veuve (Céline Bonnier) se vengera en jetant son dévolu sur Robert et son camarade (Mario Saint-Amand), au grand dam de leurs épouses (Hélène Bourgeois-Leclerc et Julie Dupage). De cette vengeance naîtra la bien-nommée Némésis (Alice Morel-Michaud), qui trouvera des alliés chez Louis Sincennes (Renaud Pinet-Forcier), son demi-frère, et un révolutionnaire irlandais (Roy Dupuis).
Voir Je me souviens, c’est retrouver l’André Forcier des belles années, celui à qui l’on doit des films de la trempe de Bar-salon, L’Eau chaude, l’eau frette et Au clair de la lune. De fait, dans ce voyage lumineux au coeur de la Grande Noirceur, l’on retrouve cette même tendresse pour les petites gens et les marginaux, cet irrésistible mélange de poésie et d’humour cruel, de même que cet amour teinté de désarroi pour un pays dont l’avenir l’inquiète.
Sous le couvert d’une histoire inspirée de souvenirs d’enfance, de faits historiques et de réflexions sociales, le cinéaste, en pleine possession de ses moyens artistiques – faute de moyens financiers -, dépeint un savoureux Québec imaginaire où hommes, femmes et enfants se débattent comme des diables dans l’eau bénite afin de ne plus crouler sous la chape de plomb de l’Église catholique et de l’impérialisme anglais.
Évoquant tour à tour les guerres d’Algérie, d’Indochine et d’Irlande, Forcier fait la part belle à ses préoccupations nationalistes sans pour autant faire de Je me souviens un film militant et didactique. Bien au contraire, avec ses personnages attachants et truculents, ses répliques vives et imagées, son sens aigu de l’insolite et du pittoresque, le dernier cru de Forcier illustre parfaitement que la comédie peut à la fois divertir et faire réfléchir. Un fait que l’on oublie hélas! trop souvent dans le cinéma québécois.