Intérieurs du delta : Les plaines infinies
Intérieurs du delta est le troisième documentaire que réalise Sylvain L’Espérance en Afrique.
Depuis 1988, année où il a réalisé Les Écarts perdus, Sylvain L’Espérance poursuit l’édification d’une filmographie cohérente, au coeur de laquelle se retrouve une volonté authentique d’aller à la rencontre de l’autre, d’écouter sa parole, d’observer son univers et ce qu’il en fait, cela dans l’espoir d’arriver à saisir un peu mieux, souvent par la poésie, la réalité dans laquelle il évolue.
Au début des années 2000, le cinéaste fait une rencontre d’importance lorsqu’il découvre l’Afrique, une étrangère qu’il apprivoisera lentement à travers l’objectif de sa caméra. C’est dans le delta intérieur du fleuve Niger que le mèneront ses déambulations, là où il poursuivra des réflexions entamées de nombreuses années auparavant.
Vint d’abord Un fleuve humain, paru en 2006, puis maintenant Intérieurs du delta. Deux films qui se succèdent, qui observent une même réalité, mais selon deux perspectives complètement différentes.
"Un fleuve humain était une sorte de mosaïque humaine, explique le cinéaste, un film choral dans lequel je passais assez librement d’un sujet à l’autre. Dans Intérieurs du delta, je souhaitais plutôt me concentrer sur une seule famille, et laisser ce changement de perspective éclairer d’une façon différente les problèmes auxquels elle était confrontée."
Les sujets du film, ce sont les membres de la famille du pêcheur Sékou Niantao. C’est d’ailleurs en écoutant leurs témoignages et en suivant leurs actions que se précise peu à peu leur monde. "Quand tu es dans le delta, explique le réalisateur, tu as d’abord l’impression d’être dans un monde intouché par l’industrialisation, les enjeux économiques, les changements climatiques, les rapports de classes, etc. Puis la réalité se dévoile… Tu comprends d’abord que les crues se sont transformées et sont beaucoup moins importantes qu’auparavant. Que la pêche n’est plus aussi bonne qu’avant, que les terres sont de plus en plus difficiles à cultiver. Et que les problèmes se suivent ainsi, reliés les uns aux autres…"
Pour arriver à saisir ces problèmes, encore faut-il que l’autre, celui à qui l’on souhaite offrir la parole, accepte de jouer le jeu de l’étranger et de s’offrir au dialogue: "Pour les gens sur qui je porte mon regard, je suis toujours l’étranger, confie le réalisateur. C’est la caméra qui nous permet, éventuellement, de nous rapprocher, de franchir la distance qui nous sépare. Mais il faut dire que la caméra participe d’abord à l’établissement de cette frontière et que, ultimement, c’est le cinéma, seul, qui peut nous en libérer. C’est un long processus, qui demande du temps."
Dans un effort qui n’est pas sans rappeler celui de Pierre Perrault et de Raymond Depardon, Sylvain L’Espérance tente d’inscrire l’étude de ses sujets dans le temps, de trouver de nouvelles perspectives pour approfondir encore davantage son propos, d’arriver à filmer ce qu’une autre caméra plus impatiente aurait laissé filer, de continuer à interroger la notion de réel, même. Et d’aborder le film autrement.
"C’est Jean Chabot qui disait: un documentaire, c’est une fiction sur des gens réels, alors qu’une fiction, c’est un documentaire sur des acteurs. Pour moi, la prochaine étape serait de réaliser un film de fiction avec Sékou, son fils et le reste de sa famille. J’ai l’intuition, précise-t-il en conclusion, que c’est maintenant ce que je dois faire pour poursuivre la réflexion."
À voir si vous aimez /
Les films de Raymond Depardon, de Pierre Perrault et de Bruno Dumont
INTÉRIEURS DU DELTA
Presque toujours, les films se présentent à leurs spectateurs de la façon la plus candide qu’il soit possible d’imaginer, c’est-à-dire en se dévoilant d’un seul coup, dans toute leur complexité, comme le font parfois les amants passionnés. Cela fait souvent beaucoup à absorber pour celui qui le reçoit, et ce qu’il en retient est parfois imprécis, parfois plus lumineux, parfois plus… délicat. Ce n’est pas tant par son audace, par l’intelligence de sa démarche ou par la puissance de certaines de ses séquences résolument intuitives qu’Intérieurs du delta se démarque véritablement. Non. Pour arriver à saisir, il faut accepter l’idée selon laquelle les plans d’un film peuvent transmettre au spectateur bien davantage que les seules images dont ils sont formés, qu’ils peuvent surtout révéler la foi profonde d’un cinéaste dans la capacité de son média de se transcender. Une conviction simple, qui vaut cependant toutes les autres.